Un maréchal sans commandement, Gottlieb Graf « von der Armee » Haeseler* (II/II)

Le maréchal comte Gottlieb von Haeseler (1836-1919) n’a pas laissé dans l’histoire militaire du IIe Reich la même empreinte qu’un Helmuth von Moltke ou un Alfred von Schlieffen, ses exacts contemporains. Quand ils évoquent sa mémoire, les livres en langue française le présentent sous les traits de l’officier prussien le plus caricatural, général autoritaire à l’excès et Junker rétrograde. Son nom n’est guère passé à la postérité qu’au titre de symbole de la furia tedesca, objet de l’universelle réprobation : « Or, écrit le rapporteur général de la Commission de la Paix Louis Barthou en 1919, les Allemands ont érigé la cruauté en système. Fidèles aux doctrines de Clausewitz, de Von Hartmann, de Von Bernhardi, de Von Haeseler, ils opposent au Droit des Gens l’emploi illimité de la force brutale[1] ». Pourtant, de son affectation au Husaren-Regiment Nr. 3 « von Zieten » en 1853, à l’Ordre Pour le Mérite avec feuilles de chêne qui lui est décerné le 22 mars 1915, quel parcours et quel témoin de l’épopée impériale, de son ascension à sa chute !

Assurément, Haeseler n’est pas de ces officiers artistes, qui s’installent au piano pour distraire leurs convives après un souper fin. Ce n’est pas non plus lui qu’on verrait versifier, couché dans l’herbe, son cheval occupé à brouter, à ses heures perdues. D’ailleurs, lesquelles ? En soi, sa réputation de reître réchappé du Moyen Âge germanique, largement entretenue par la propagande française, n’est pas usurpée. (Ce cavalier dans l’âme connaîtrait le nom de chaque animal de la garnison, à défaut de celui de son maître.) La guerre est son unique affaire, elle l’a toujours été et elle le sera encore demain, voilà tout. Là où d’autres esprits s’étiolent, coincés entre les obligations de service et la vie qui s’écoule, immuable, le sien au contraire s’épanouit au contact de cette ambiance monacale. Car c’est bien d’une vie de moine-soldat qu’il s’agit, tout entière absorbée par sa tâche quotidienne. « Sa façon de vivre était extraordinaire. Levé à cinq heures du matin, il faisait sa toilette et déjeunait (…). Après avoir travaillé pendant deux heures, il sortait à cheval. Il dînait à deux heures, bouillon, un peu de viande, un plat doux, une tartine de beurre, eau minérale. On ne peut se nourrir plus simplement[2]». Le sculpteur ne s’y trompe pas, qui l’immortalise sur un angle de la nouvelle gare de Metz revêtu de l’armure des Teutoniques – « Parsifal de la guerre » notera un Jean de Pange saisi pour résumer sa première rencontre avec le général[3]. Une autre preuve de son ascétisme, non dénué de malice, nous est donnée par cette anecdote tirée du livre Silhouettes allemandes de Paul-Louis Hervier. Une année, les manœuvres ont lieu en présence de l’Empereur. Vient l’heure de la pause déjeuner et chacun de se frotter les mains en prévision du festin préparé en l’honneur de Son Altesse. Quelle consternation lorsque les hôtes du général découvrent, posés sur leurs assiettes, un verre d’eau et une pomme en guise de repas ! « Messieurs, se serait fendu un Haeseler qu’on imagine jubilant intérieurement, nous sommes à la guerre, nous n’avons rien emporté et il faut nous modérer dans notre appétit comme dans nos bagages. Son Altesse royale, elle, aura deux pommes[4] ». Arthur Chuquet rapporte quant à lui ces propos, que Haeseler aurait tenus à des édiles au patriotisme froissé : « On se plaignit devant le général des fêtes commémoratives que les Français célébraient chaque année à Mars-la-Tour. ²Tant mieux, remarqua Häseler, sans cette tactique française le Reichstag ne nous accorderait ni fusil ni canon pour renforcer notre garnison, ni pierre pour bâtir de nouveaux forts²[5] ». Apocryphe ou non, la déclaration reflète bien le tempérament guerrier du personnage.

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Suum cuique – « À chacun le sien », la devise prussienne frappée sur l’Ordre de l’Aigle noir magnifie tant le respect du rang que le sens du devoir. De fait, le livret militaire de Haeseler obéit en tout point au mode d’avancement pratiqué dans l’armée prussienne puis allemande : école des cadets de onze à seize ans, sanctionnée par l’examen de Fähnrich ou aspirant, six mois dans la troupe, huit autres mois dans une Kriegsschule pour passer l’examen de sortie et première affectation avec le grade de Leutnant. En l’occurrence au prestigieux 3e Régiment de hussards (brandebourgeois) « von Zieten », le 26 avril 1853 – Haeseler a eu dix-sept ans le 19 janvier. C’est là qu’en septembre 1857, le jeune lieutenant va faire une rencontre déterminante pour la suite de sa carrière, au cours d’un exercice de cavalerie où le prince Frédéric-Charles de Prusse le remarque. Autant son cousin, le prince royal Frédéric-Guillaume, futur Frédéric III, a la tête politique et défend des idées libérales, autant Frédéric-Charles est un conservateur et un soldat né. Ami intime de Bismarck et de Roon, le Prince rouge, surnom qui lui a été donné en raison de son abondante barbe rousse, qui n’a rien à envier aux antiques rois assyriens, commande le III. Armeekorps stationné à Berlin. En 1860 et pour les dix prochaines années, Haeseler, promu Adjutant, devient son aide de camp. Ensemble, le général prince et son premier adjoint vont participer à trois guerres, le plus clair du temps à dos de cheval. En 1864 à la tête du corps expéditionnaire austro-prussien, lors de la deuxième guerre du Schleswig (aussi appelée Guerre des Duchés) contre le Danemark, qui se solde par la prise de la place forte de Düppel en mars et le passage de la province sous suzeraineté prussienne. En 1866, le 3 juillet, Frédéric-Charles et Haeseler sont de la bataille de Sadowa (Ire Armée de la Confédération de l’Allemagne du Nord), contre les Autrichiens cette fois. À trois reprises, ils chargent de front l’artillerie du général Benedek, postée sur la rive est de la Bistritz. De mémoire de vétérans, les combats les plus sanglants livrés par des Prussiens depuis 1815. Seule l’irruption de la IIe Armée du prince royal sur le flanc nord des positions autrichiennes leur permet de se dégager de ce mauvais pas. Débordé sur ses arrières, l’ennemi est défait avant la tombée du soir. Helmuth von Moltke avait vu juste : supérieurs en nombre, les Autrichiens ont cependant dû dégarnir leur flanc nord pour tenir la Bistritz sous leur feu. Moltke, alors chef d’État-major des armées, et Haeseler s’étaient déjà croisés en 1864. En 1866, c’est lui qui dirige les opérations. Sadowa est sa victoire. Quatre ans plus tard, les deux hommes se retrouvent au siège de Metz. Frédéric-Charles a reçu le commandement de la IIe Armée allemande : les batailles de Forbach (6 août 1870), Mars-la-Tour (16 août), Gravelotte-Saint-Privat (16-18 août) jalonnent sa marche victorieuse à travers la campagne lorraine. Le 16, Haeseler assiste à la destruction de la brigade de cavalerie Bredow aux abords de Mars-la-Tour, suite à une erreur d’appréciation commise par Frédéric-Charles, qui croit avoir affaire seulement à l’arrière-garde de l’armée Bazaine. Si son ordre d’attaquer précipite les événements du 18 août, il faillit bien compromettre le plan d’ensemble de Moltke et fut en tout état de cause à l’origine des lourdes pertes subies par les Prussiens durant ces trois jours fatidiques[6]. Suivront, après la reddition de Metz signée le 23 octobre, les combats moins connus menés dans l’Orléanais contre l’armée Chanzy et la bataille du Mans les 11 et 12 janvier 1871[7], où Haeseler gagnera la Croix de fer de 1re classe.

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Vingt ans ont passé. Le général de cavalerie Haeseler retrouve Metz devenu la première place forte du Reich en mars 1890[8]. L’armée allemande a bien changé elle aussi entre-temps. En deux décennies, la génération des Haeseler, Schlieffen, Bernhardi a subi une révolution de caserne comme il n’y en avait plus eu depuis Gneisenau. Sous l’impulsion de Moltke et à la faveur des enseignements récents, les spécialistes, avec leur esprit de méthode (de système, dirait Nietzsche), ont pris le pas sur les grands capitaines des années soixante-dix, les Goeben, Steinmetz, Alvensleben… Au génie et à la fougue qui emportent la décision, on privilégie désormais les schémas tactiques bien huilés. De caste qu’ils étaient encore sous Guillaume Ier, les officiers se sont mués en professionnels attentifs aux derniers progrès techniques. Déjà la mitrailleuse a prouvé sa redoutable efficacité au combat. Bientôt le moteur fera son apparition. On le voit, à cette époque le débat entre le choc et le feu n’agite pas que l’École de guerre française. Et Haeseler ? Lui place plus que jamais sa confiance dans l’homme. Du caractère ! Il le répète : « Nichts ist bleibender, als der Eindruck, den man aus dem Verkehr mit der Truppe gewinnt. » Connais ton arme comme toi-même, tel pourrait être le mot d’ordre du général, pour qui les manœuvres ont aussi vocation à révéler les chefs au milieu de la troupe. C’est pourquoi il multiplie les exercices tactiques, des exercices où, bien sûr, la cavalerie tient le beau rôle.

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« On dit que ce fut le vieil Haeseler qui prépara les plans de la formidable attaque allemande de mars 1916 à Verdun[9] ». Bien qu’infondée, l’allégation, reprise par Pierre-Louis Hervier à Georges Casella, traduit l’impression persistante laissée par le général von Haeseler dans l’imaginaire français de l’époque. Sa quatrième guerre, Haeseler la vivra en réalité en tant qu’observateur et conseiller du Kaiser, qu’il a suivi à son QG de Charleville-Mézières. Un conseiller âgé déjà de soixante-dix huit ans en août 1914 et, de l’avis général, plutôt encombrant. C’est que, tout maréchal qu’il est, Haeseler n’hésite pas à se porter en avant des lignes, juché sur sa monture, pour mieux apprécier la situation[10]. Après la bataille des frontières et l’enlisement du front consécutif à la bataille de la Marne, Haeseler se rend encore dans le secteur de l’Argonne puis se retire sur ses terres, au château de Harnekop dans le Brandebourg. À l’instar de la cavalerie, son temps dans cette guerre est révolu. Sa tragédie intime aura été d’être né trop tard pour commander une armée en 1870, et trop tôt en 1914.

L. Schang

 Article précédemment paru dans La Voie Stratégique magazine n°5

(L’auteur remercie Mme Yvette Illy, présidente de l’association « Les Amis du Vieux Plappeville », et M. Jean-François Thull de lui avoir donné accès à leur précieuse documentation.)

 

Sources bibliographiques :

Hans Henning von Grote, Preuβisch-deutsche Feldmarschälle u. Groβadmirale, Berlin, Safari Verlag, 1938

Paul-Louis Hervier, Silhouettes Allemandes, Paris, Éditions de „La Nouvelle Revue“, 1916

Bey Pertev, Unter Graf von Haeseler. Persönliche Erinnerungen, Berlin, Mittler E. S., 1905

Friedrich Sporleder, Graf Haeseler Anekdoten, Metz, Elsass Lothringischer Union Verlag, 1912

Arthur Chuquet, „Ce vieux Gottlieb“, in La Revue hebdomadaire n°19, 8 mai 1915

Jean de Pange, Les Meules de Dieu. France-Allemagne-Europe, Paris, Éditions Alsatia, 1951

J. Ullrich, La Guerre à travers les âges, Paris, NRF Gallimard, 1942

Herbert Rosinski, « De Scharnhorst à Schlieffen : grandeur et décadence de la pensée militaire allemande », in Stratégique n°76, 2000

François Hoff, Bernard Pollino, Francis Pochon, Metz 1870. Les monuments commémoratifs des champs de bataille, Louviers, YSEC Éditions, 2009

Léon Goulette, L’Entrevue de St-Ail-Amanvillers 17 juin 1893, Nancy, Sidot Frères, 1893

„Plappeville 1914 : j’avais 16 ans…“ d’après les notes de Victor Robert, Les Amis du Vieux Plappeville, Bulletin n°13, 2009

François Roth, La Lorraine annexée 1870-1918, Metz, Éditions Serpenoise, 2011 (nouvelle édition)

Claude Bianquis (dir.), Histoire du Mont Saint-Quentin, Livange, Gérard Klopp Éditeur, 1998

Général (C.R.) Pierre Denis, La Garnison de Metz, 1870/1918, Metz, Éditions Serpenoise, 1995

Alfred Stéphany, Les Scandales allemands en Alsace-Lorraine, Paris, Librairie Félix Juven, 1907

Sebastian Haffner, Wolfgang Venohr, Profils prussiens, Paris, Gallimard, 1983

Rolf Hochhuth, H.H. Koch, Die Kaiserzeit – Zivil und Militär, Bilder einer Epoche, Munich, Mahnert-Lueg Verlag, 1985

Rudolf von Thadden, La Prusse en question. Histoire d’un État perdu, Arles, Actes Sud, 1985

Theodor Fontane, Le Stechlin, Paris, Librairie Générale Française, 1998


Notes et références

* Nous reprenons cette idée de titre au tableau officiel des nominations en vigueur dans l’armée impériale allemande, « von der Armee » (comprendre : « mis en disponibilité ») nous ayant paru préférable à l’expression « Feldherr ohne Krieg » utilisée par l’écrivain militaire Hans Henning von Grote dans sa biographie du maréchal comte : « le commandant sans guerre ».

 

[1] Louis Barthou, Le Traité de Paix, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1919, p.38. Ministre des Affaires étrangères du gouvernement Doumergue, L. Barthou mourut assassiné à Marseille le 9 octobre 1934 aux côtés du roi Alexandre 1er de Yougoslavie.

[2] Paul-Louis Hervier, op. cit., p. 206

[3] Les Meules de Dieu, op. cit., p. 33. Très ressemblante, sa tête sera remplacée après-guerre par celle d’un chevalier moustachu et casqué, évoquant Roland de Roncevaux.

[4] Op. cit., p. 207. Guillaume II était dit « Son Altesse Royale et Impériale, Empereur d’Allemagne et Roi de Prusse ».

[5] „Ce vieux Gottlieb“, op. cit., p. 144-145

[6] Il n’apparaît pas dans le tome deux de ses Mémoires que Haeseler lui en ait tenu rigueur. Intitulés Zehn Jahre im Stabe des Prinzen Friedrich Karl, Errinerungen, trois tomes (t.1 : 1864-1866, t.2 : la guerre franco-prussienne de 1870-71, t.3 : réflexions et retours d’expérience) parurent entre 1910 et 1915 chez l’éditeur berlinois Mittler.

[7] Cf. Henri Ortholan, L’Armée de la Loire 1870-1871, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2005.

[8] Pour un résumé chronologique de la vie du général von Haeseler : http://home.comcast.net/~jcviser/aka/haeseler.htm

[9] Op. cit., p. 216

[10] Un éclat de grenade lui égratigne le cuir chevelu à Xivry, en août 1914.

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