Un maréchal sans commandement, Gottlieb Graf « von der Armee » Haeseler* (I/II)

Un maréchal sans commandement, Gottlieb Graf « von der Armee » Haeseler* (I/II)Les Parques, on le sait, se rient de l’ambition des hommes. Elles qui se plaisent tant à rabaisser leur vanité, durent réserver un sort tout particulier au General Feldmarschall Graf von Haeseler à sa naissance. Arrivé au plus haut de la hiérarchie militaire allemande après cinquante ans de carrière et trois guerres, ce digne descendant des chevaliers Teutoniques n’eut jamais le privilège de commander une armée au combat. Né trop tôt (1836) pour être en poste en 1914, il vivra assez tard (il meurt en 1919) pour assister à la défaite de l’empire wilhelmien.

L’air est encore frais ce petit matin ensoleillé du 15 juin 1903 sur les hauteurs de la place fortifiée de Metz. À cette heure du jour, les casernes en contrebas du Mont Saint-Quentin regorgent déjà d’une activité fébrile. Les parades militaires ont commencé à sillonner les nouveaux quartiers de la ville, martelant le pavage au rythme de leurs pas cadencés. Qu’ils tournent leurs têtes coiffées du casque à pointe à l’ouest, en direction de la frontière avec la France, et les soldats impériaux du XVI. Armeekorps peuvent voir se dessiner au sommet du Mont la masse aplatie et anguleuse du fort Prince Frédéric-Charles, en allemand Feste Prinz Friedrich Karl. Ils savent bien qui ils y trouveraient, nos Landser, si le hasard des affectations avait voulu qu’ils soient versés dans les troupes de fortification, et ils n’y songent pas sans un respectueux effroi. Moins que leurs officiers toutefois.

Le 15 juin n’est pas une date ordinaire, dans la garnison de Metz on l’appelle « la journée du Prince rouge », du surnom donné de son vivant à Frédéric-Charles de Prusse. Chaque année depuis sa mort, survenue le 15 juin 1885, nul ne l’ignore, le commandant de la place, le redoutable (et redouté) général de cavalerie Gottlieb Graf von Haeseler, se rend dès avant l’aube sur la façade ouest du fort qui porte son nom pour prier à la mémoire de son mentor défunt. Le rituel est immuable : genoux à terre, le fort dans son dos, le général, qui a fêté ses soixante-sept ans d’un demi litre de lait et de deux œufs mollets le 19 janvier dernier, se recueille un long moment face au champ de bataille de Gravelotte Saint-Privat [1], témoin de leurs cavalcades passées, avant de s’en retourner, muré dans un silence que personne, pas même le général gouverneur von Fischer, n’oserait rompre. C’est un don Quichotte prussien qui redescend alors à cheval rue de Châtillon, invariablement drapé dans sa grande tunique bleue, sa légendaire casquette d’uhlan vissée sur la tête. Au reste, tout ou presque relève de la légende chez ce général à l’anticonformisme aussi populaire dans l’Empire que la multitude de cartes postales à son effigie. Ne dit-on pas qu’à Gravelotte un éclat d’obus lui emporta deux côtes, qu’il fit remplacer par deux autres en argent ? Ses bons mots et ses Ulanenstükchen (litt. « tour d’uhlan ») sont si réputés que le livre de Friedrich Sporleder, Graf Haeseler Anekdoten, connaîtra plusieurs éditions réactualisées. Celle-ci par exemple. Elle résume le personnage mieux qu’un portrait détaillé. Au cours de manœuvres organisées en présence de l’Empereur, Haeseler, en bon éclaireur, voulut vérifier le dispositif « ennemi » de ses propres yeux. L’ayant appris, le camp adverse crut la partie gagnée, qui lui tendit un piège dont il n’aurait jamais dû s’échapper, s’il ne s’était dissimulé dans une charrette pleine de foin ! On imagine la mine effarée des soldats apercevant leur général, son uniforme couvert de paille.

Son ascétisme est proverbial, comme le sont sa frugalité et son dévouement au service, qu’aucune frivolité ne vient distraire, pas même l’amour d’une femme. Dans une cité qui ne compta jamais autant de lieux de plaisir ! Ni alcool ni cigare, ceux tendus par le prince Frédéric-Charles après la victoire y compris. Arthur Chuquet, son biographe français à la dent dure l’admet, la personnalité de Haeseler détonne par rapport à l’idée qu’on se fait de l’officier allemand de ce côté-ci de la frontière : « Il ne manquait pas d’esprit : un esprit mordant, incisif, sarcastique, et il avait souvent des mots plaisants et drôles. (…) Il avait l’humeur maligne et malicieux, jouait volontiers de tous, goûtait une joie méphistophélique à mystifier les gens » [2].

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Une chevelure poivre et sel en jachère, des traits burinés, à tel point qu’on croirait cet adjectif inventé pour lui, avec cela glabre, le visage du général von Haeseler n’est pas sans évoquer celui de Moltke l’ancien, la rudesse en plus.Une chevelure poivre et sel en jachère, des traits burinés, à tel point qu’on croirait cet adjectif inventé pour lui, avec cela glabre, le visage du général von Haeseler n’est pas sans évoquer celui de Moltke l’ancien, la rudesse en plus. Son regard de défi sans doute. L’énergie du menton aussi. « Quel étrange personnage échappé, dirait-on, d’un conte fantastique ! (…) une tête imberbe et ridée de vieille femme ou de Peau Rouge » [3], écrira des années plus tard à son sujet Roland de Pange dans ses souvenirs de l’annexion. Parmi les nombreux surnoms qu’on lui attribue, der grobe Gottlieb, Gottlieb le grossier, n’est pas le moins répandu. Il en est un autre le concernant qu’Allemands et Français partagent, c’est der Teufel von Metz, le Diable de Metz. Plus encore peut-être que Guillaume II, Haeseler incarne dans la presse française du temps la figure honnie du Prussien, synonyme de militarisme et d’annexion. Même écrits en pleine guerre mondiale, les propos du journaliste Paul-Louis Hervier sont éclairants : « Pour nous von Haeseler incarne tout ce qui est opposé à notre caractère, c’est le soudard travaillant pour la Kultur, c’est le reître barbare et féroce voulant par la brutalité et la force étouffer la civilisation. » [4] Et ainsi de suite sur seize pages. Il est vrai que Haeseler commande à une demi-journée de Paris en train la première place forte du Reich, appelée à recevoir (ou à porter) les premiers coups lorsque l’heure de la revanche aura sonné [5]. Raison pour laquelle les autorités allemandes lui préfèrent à des fins de propagande le titre de Wächter der Mosel, le gardien de la Moselle, davantage élogieux. Le Kaiser lui-même le lui a décerné lors de l’inauguration en grande pompe de la Feste Graf Haeseler, le 9 mai 1899[6], achevant d’associer et son nom et sa notoriété à l’enceinte fortifiée messine. En 1903, les casernements prévus pour accueillir les unités de mitrailleuses au Ban Saint-Martin sont encore à l’état d’ébauche chez l’architecte − une arme qui causa des ravages à Gravelotte en 1870, envers laquelle der grobe Gottlieb professe un souverain mépris. « Der kriegerische Geist entscheidet, nicht die Form ! » « L’esprit guerrier décide, pas la forme ! », aime-t-il à déclarer, selon une sentence empruntée à feu le prince Frédéric-Charles, dont il pense sérieusement écrire la biographie. Aussi ne craint-il pas d’épuiser la troupe en d’interminables exercices, comme Gneisenau et Moltke avant lui.

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Ne dit-on pas dans les centres de recrutement qu’être envoyé au XVI. Armeekorps de Metz, c’est un peu comme aller au purgatoire de son vivant ? Pour aimable, le parallèle théologique n’engage que les sujets catholiques du Reich. Haeseler mène la vie dure aux régiments placés sous ses ordres, le fait est indéniable, c’est même la raison pour laquelle, après avoir commandé à Perleberg, Neibe, Saarbrücken et Brandenburg an der Havel [7], on l’a nommé à ce poste, le plus sensible de l’Empire. Si les conscrits feignent de l’ignorer, leur général n’oublie pas qu’il a en face de lui, cantonnée à Nancy, juste derrière la frontière, la 11ème Division d’infanterie, aussi appelée « Division de fer ». La vie dure ? Dans ses Souvenirs [8], le colonel Pertev Bey, détaché au XVI. Armeekorps par le gouvernement de la Sublime Porte, ne semble pas avoir été autrement traumatisé par son séjour au sein du Musterkorps (litt. « corps [d’armée] modèle »). Haeseler pourchasse avant tout l’indolence et le laissez aller, qui sont avec l’ennui et les maladies vénériennes les pires ennemis de la vie de garnison. Et dans cette lutte de tous les instants, il attend du corps des officiers qu’il montre l’exemple, tant au physique qu’au moral. Si à son arrivée en 1890, ceux-ci pouvaient encore espérer conserver maîtresse attitrée à la ville et ordonnance chargée des commissions, le nouveau commandant de la place de Metz va vite les détromper ! Haeseler est aussi soucieux de la condition du soldat qu’exigeant envers le train de vie des gradés, jamais assez spartiate à ses yeux. Volontiers renfrogné et même brusque, comme son surnom de Gottlieb le grossier l’indique, le général réserve ses réprimandes, et elles sont coutumières, aux seuls officiers. De quoi lui attirer une popularité certaine parmi la troupe, à qui il distribue les Thaler [9] et les « mon fils » avec générosité. Ce qui ne l’empêche pas aussi, à l’occasion, de savoir distinguer ses subordonnés méritants, ni de recommander les meilleurs pour la Kriegsakademie, en ce temps-là l’antichambre du Grand État-major général.

Haeseler, un butor dépourvu d’humanité, vraiment ? Un avis que ne partagent pas les milliers d’adhérents du Haeselerbund, ligue fondée par le Rittmeister von Trotha [10] en 1905, tous anciens du XVI. Armeekorps. Les photos du maréchal Haeseler [11] présidant du 14 au 18 août 1910 les cérémonies du quarantième anniversaire des combats de Metz abondent, gage d’une popularité restée intacte, sept ans après qu’il a quitté le service actif.

(fin de la première partie)

L. Schang

Article précédemment paru dans La Voie Stratégique magazine n°4

Un maréchal sans commandement, Gottlieb Graf « von der Armee » Haeseler* (I/II)


Notes et références

* Nous reprenons cette idée de titre au tableau officiel des nominations en vigueur dans l’armée impériale allemande, « von der Armee » (comprendre : « mis en disponibilité ») nous ayant paru préférable à l’expression « Feldherr ohne Krieg » utilisée par l’écrivain militaire Hans Henning von Grote dans sa biographie du maréchal comte : « le commandant sans guerre ».

[1] Contrairement aux Français, les Allemands ne distinguent pas les batailles de Gravelotte (16 août 1870) et de Saint-Privat-la-Montagne (18 août 1870).

[2] Arthur Chuquet, “Ce vieux Gottlieb”, in La Revue hebdomadaire n°19, p. 144-145

[3] Roland de Pange, Les Meules de Dieu, p. 32

[4] Paul-Louis Hervier, Silhouettes Allemandes, p. 218

[5] Fait souvent méconnu, la fortification du pays messin débuta en 1866, l’année de la bataille de Sadowa, sous l’impulsion d’un gouvernement français soucieux de renforcer sa frontière nord-est face à la création de la Confédération d’Allemagne du Nord, d’obédience prussienne. Des travaux qu’une fois parachevés les Allemands devaient retourner contre les Français. Cf. Henri Ortholan, Le général Séré de Rivières. Le Vauban de la Revanche, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2003.

[6] Érigé sur les monts Saint-Blaise et Sommy (rive droite de la Moselle), le fort Graf Haeseler fut rebaptisé G.F. Verdun après 1918. Il se visite aujourd’hui. Huit Festen ou groupes fortifiés formaient l’armature du glacis messin, les Festen Kaiserin, Kronprinz, Lothringen, Leipzig, Wagner, Prinz Regent Luitpold, von der Goltz, Graf Haeseler.

[7] Ulanen-Regiment Nr. 11 (1873), 12. Kavallerie-Brigade (1880), 31. Kavallerie-Brigade (1883), 6. Infanterie-Division (1887).

[8] Bey Pertev, Unter Graf von Haeseler. Persönliche Erinnerungen, Berlin, Mittler E. S., 1905

[9] Trois Mark de l’époque.

[10] Le même Trotha à qui Haeseler répondra en 1906, à propos d’une statue que celui-ci souhaitait ériger à Metz à son effigie : « Warten Sie damit », « Attendez donc ».

[11] Le titre honorifique de Generalfeldmarschall lui est accordé le 1er janvier 1905.

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