Jean-Jacques Langendorf : « On peut parler d’une stratégie des croisades »

Disséminés le long de la côte, de l’Égypte à la Turquie, les châteaux des croisades sont à l’architecture militaire médiévale ce que les cathédrales gothiques sont à l’art sacré. Dans Les châteaux des croisades. Conquête et défense des États latins, XIe-XIIIe siècles, paru au printemps dernier chez Infolio, Jean-Jacques Langendorf et Gérard Zimmermann racontent l’histoire de ces forteresses chrétiennes et de leurs bâtisseurs. Une somme (366 pages format catalogue, un millier de photos) à la hauteur du projet monumental porté par ses deux co-auteurs pendant près de cinquante ans. Un album qui fera date. Historien militaire, romancier, essayiste, biographe déjà bien connu de nos lecteurs, Jean-Jacques Langendorf, toujours réactif, a accepté de répondre à nos questions :

En 1962 (les Accords d’Evian, la crise des missiles cubains, le concile Vatican II), deux jeunes gens aventureux, citoyens helvétiques de leur état, décident d’aller par eux-mêmes vérifier sur place si Thomas Edward Lawrence a dit vrai à propos de l’architecture des châteaux croisés. Inspiration orientale ou pur produit d’importation occidentale ? Le débat divise les archéologues. Lawrence défend la seconde thèse avec la même conviction qu’il mettra quelques années plus tard pour imposer la guérilla dans le désert à l’état-major britannique. Comme souvent en pareil cas, Jean-Jacques Langendorf et Gérard Zimmerman vont le découvrir, la vérité historique se situe à mi-chemin entre les deux. Leur voyage en 2CV dans « l’Orient compliqué » mériterait un livre lui aussi. Depuis, cinquante années ou presque ont passé, le temps qu’il aura fallu à Langendorf et Zimmermann pour conclure leurs recherches. Mais quelle conclusion !

L. Schang

LP : Pour parler comme Clausewitz, peut-on dire des huit Croisades qu’elles furent la continuation des pèlerinages en Terre Sainte par d’autres moyens ?

La question a été souvent débattue. La conquête de Jérusalem par les Arabes en 638 ne met pas fin aux pèlerinages venus d’Occident, qui avaient été courants  à l’époque des Byzantins. En 1064 par exemple, l’évêque de Bamberg prend la tête d’un pèlerinage de 13.000 personnes. Il y a quelques années, l’historien israélien Joshua Prawer avait posé la question “les croisades sont elles la continuation des pèlerinages ?” On peut affiner la question en demandant : “Les croisades sont-elles la continuation armée des pèlerinages ?” Comme le pèlerinage est essentiel à l’affirmation de la foi chrétienne, il faut empêcher tout ce qui pourrait compromettre sa réalisation. Pendant les pèlerinages de la Reconquista espagnole, les moines prenaient les armes lorsque les soldats ne pouvaient les défendre. Lorsqu’en 1065 un pèlerinage allemand est attaqué par des bédouins près de Ramleh, les participants se défendent pendant plusieurs jours. Il faut toutefois tenir compte du fait qu’il y a une spécificité du pèlerinage et une spécificité de la croisade qui, dans sa complexité et dans sa richesse spirituelle, ne se laisse pas réduire au premier. Il faut également tenir compte de l’apparition dès le IXe siècle d’un nouveau type de chevalier, le chevalier du Bien, dont la violence est légitimée par la défense du faible et, bientôt, par celle de la vraie foi, cet idéal d’ailleurs déclinant avec le temps. Par conséquent, si  la croisade emprunte certains éléments au pèlerinage, elle possède sa spécificité propre et n’est pas le pèlerinage.

On a longtemps voulu voir dans les affrontements militaires des croisades, des affrontements ponctuels, au jour le jour, dictés par les circonstances.  Mais indéniablement on peut parler, en définitive, d’une stratégie des croisades. Les choix, après la Première croisade, de la voie maritime pour l’acheminement des troupes et, plus généralement, de la logistique, relève bien d’un choix stratégique. De même, lorsque les Croisés au début du XIIIe siècle portent leurs efforts sur l’Egypte des Ayyoubides, qu’ils considèrent comme la clé de Jérusalem, l’entreprise relève de ce qu’on pourrait nommer “une grande stratégie”.  Le fait de s’appuyer sur tels et tels alliés, y compris musulmans, s’inscrit également dans le cadre d’une stratégie politique.

LP : On imagine toujours d’immenses confrontations armées au cœur de plaines arides, or on apprend dans votre livre qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Exemple : la bataille de Tripoli en 1282, à laquelle participèrent une poignée de chevaliers seulement et 25 sergents montés… Et l’ennemi n’était pas toujours celui auquel on s’attendrait.

Il y a eu des batailles, avec des contingents relativement importants (mais moindres que ceux présentés par les chroniqueurs ou par des historiens du XIXe siècle). Dans cette “bataille” de Tripoli que vous mentionnez, il s’est agi d’une sorte d’opération de commando de chrétiens contre des chrétiens, Guy de Gibelet contre Bohémond VII, qui tenait Tripoli. Nous sommes là en pleine anarchie franque, comme dit René Grousset. Mais c’est un fait que les Francs installés en Terre Sainte souffriront toujours d’un manque chronique de chevaliers et d’hommes d’armes, les grandes forteresses des Hospitaliers comme le Crac ou Marqab n’étant défendues au moment du siège final que par une poignée d’hommes.

LP : Qui fut le vainqueur à l’arrivée et dans quelles proportions ? Les États européens naissants si l’on veut être cynique, l’Islam et la civilisation islamique en général, l’église romaine, les Ottomans ? 

Après la prise de Jérusalem, les croisés furent incontestablement les vainqueurs ainsi que dans la relativement lente implantation qui s’en suivit. Mais tout bascule avec la perte de la bataille de Hattin (1187) gagnée par Saladin qui porta un coup fatal aux Francs. On peut désormais parler d’un triomphe ayyoubide.  Byzance, surtout après avoir été conquis par les croisés en 1204 tombe dans un déclin irrémédiable. En définitive ce sont les Ottomans qui, sur une longue durée, seront les vainqueurs.

En ce qui concerne l’art des sièges, la construction des machines de guerre, la poliorcétique en général, on constate des progrès. On en constate également dans les qualités défensives des forteresses. On peut discerner également une évolution positive dans l’intensification du trafic maritime et des échanges commerciaux Occident-Orient, y compris avec les musulmans, les croisades n’ayant jamais interrompu ce genre de relations. Enfin, les grands profiteurs des croisades comme les Génois, les Vénitiens ou les Amalfitains connaîtront un enrichissement prodigieux, qui conduira leurs cultures à des sommets inégalés. Mais disons que c’est plus dans le domaine de la culture que dans celui de la technique que des progrès ont été réalisés.  Les Croisades n’ont produit ni le canon, ni l’arquebuse, ni le sextant !

LP : Un peu de politique-fiction maintenant : et si les Croisés avaient réussi à se maintenir le long de la côte méditerranéenne ? Quelles chances auraient-ils eu de s’implanter durablement au Levant ?

Il aurait fallu un effort soutenu de l’Occident, tant financier que militaire pour protéger la conquête, mais non seulement la protéger mais aussi l’étendre. Or plus personne, au bout d’un siècle, n’y était prêt. Les Francs n’ont possédé en définitive qu’une étroite bande côtière allant de la Cilicie au golfe d’Akaba. Ils ne sont jamais parvenus à s’emparer d’Alep ou de Damas. Or dès le XIIIe siècle cet effort n’était plus consenti car l’idéal premier de la croisade s’était évaporé.

LP : Peut-on encore parler de guerre de civilisations, quand on voit des musulmans et des chrétiens alliés contre d’autres musulmans en certains cas, et des chrétiens s’entretuer eux-mêmes, parfois sous les yeux des musulmans spectateurs ?

Je parlerais peut être plus volontiers d’une guerre de religion, Christianisme contre Islam. Les alliances “transgressives”, au nom de la “Realpolitik”, n’ont été qu’épisodiques. D’ailleurs les musulmans alliés aux Francs ne perdaient rien de leur ardeur religieuse, l’inverse étant également vrai.

Si ce terme est justifié, alors moi je suis Gengis Khan ! C’est une opération bafouillo-confuso-humanitaro-brumeuse. Les premières croisades incarnaient un idéal religieux. Où réside l’idéal religieux des frappes de l’OTAN ?

Mais nous vivons dans une époque où les mots ne veulent plus rien dire.

LP : Aujourd’hui, des politiques de préservation de l’architecture croisée existent-elles dans les pays du Moyen-Orient, voire à l’Unesco ? Comment l’avenir s’annonce-t-il pour ces glorieuses reliques ?

L’avenir s’annonce mal pour ces glorieuses reliques. Il y a les destructions de la guerre, les zones militaires, l’urbanisation sauvage et des restaurations maladroites et outrageuses, sans parler du tourisme prédateur. Nous avons fait notre voyage il y a exactement un demi siècle et ce que nous avons vu alors correspondait encore à peu près à ce que T.E. Lawrence avait pu voir au début du XXe siècle. Tout cela est mort aujourd’hui.

Propos recueillis par L. Schang

*

 “Prendre la Croix” : si l’expression est belle, elle recouvrit aussi sur le terrain des réalités plus prosaïques. Attestés à partir du IVe siècle, les Byzantins organisèrent les premiers le parcours des pèlerinages de masse en provenance de toute l’Europe jusqu’en Terre Sainte, les autorités musulmanes se contentant de prélever diverses taxes au passage. De vraies entreprises économiques à chaque fois. Les croisades n’échappèrent pas non plus à cette logique commerciale. L’édification d’un seul château fort coûtait plusieurs millions de nos euros actuels et pouvait s’étaler sur vingt ans. Beaucoup continuèrent de servir après le départ définitif des Européens, récupérés par les Mamelouks, puis par les Ottomans. Une longévité parfois inattendue. Ainsi pour le château de Saint-Jean d’Acre, sur lequel Napoléon Bonaparte fit tirer au canon afin de déloger les Anglais réfugiés à l’intérieur, lors de l’expédition d’Égypte. Plus près de nous, en 1982, le château de Beaufort au Liban fut emporté par les Israéliens après une série de bombardements intensifs. La citadelle avait été transformée en poste avancé par les combattants de l’OLP.

 

Illustrations, dans l’ordre (reproduites avec l’aimable autorisation de l’éditeur) :

1. Carte du Levant.

2. Le siège d’Antioche, miniature du XVe siècle.

3. Plan du château de Margat établi par l’archéologue Guillaume Rey en 1871.

4. Le Crac des Chevaliers dans les années cinquante.