Nicolas Juncker : « Jusqu’en 1940, le sous-marinier est souvent considéré comme un déséquilibré »

uboot !Nicolas Juncker restera la très bonne surprise du neuvième Salon du livre d’histoire de Verdun. Déjà séduit par la série Immergés, nous le fûmes aussi par la personnalité de ce jeune scénariste-dessinateur-coloriste, au physique et à l’allure plus proches du poète sorti de fac d’arts plastiques que de l’historien spécialiste des sous-marins du Troisième Reich. Ne vous fiez pas aux apparences, l’artiste, s’il n’en est pas fanatique, connaît à fond son sujet. Les trop rares lecteurs d’Immergés le savent, grande était l’ambition de Nicolas Juncker en se lançant dans cette saga de dix-neuf épisodes (dix-neuf personnages), réduite, faute de troupes, à trois tomes. Mais quels tomes ! Sous le « couvercle » de l’ « U-13 » un nombre prédestiné ? , l’équipage du capitaine Laüwerfus égrène les jours qui le sépare de son retour au port et s’active pour oublier la promiscuité. Tout le talent de Juncker tient à sa manière, subtile, d’aborder les grands problèmes de la société allemande de l’époque (la surveillance policière, la propagande, l’embrigadement de la jeunesse…) depuis l’intérieur du navire, à travers les rapports entretenus par les sous-mariniers entre eux. Servi par un dessin à l’inventivité débordante, Immergés impose le style d’un dessinateur à suivre de très près. Mission accomplie, Kapitänleutnant !

Propos recueillis par L. Schang

 

immergés 1LP : Véritable fresque de l’Allemagne hitlérienne, Immergés devait compter autant de volumes que la série contenait de personnages : quels auraient été alors les autres thèmes abordés au fil des albums ?

Nicolas Juncker : En vrac, la série aurait abordé des thèmes liés à la société allemande sous le nazisme (la pègre et la prostitution, les catholiques, les Juifs qui se cachaient à Berlin pendant la guerre, la résistance, l’occupation de Dantzig…), la guerre (l’opération « Coup de cymbale » de janvier 42, la bataille de Norvège, la piraterie en mer de Chine, le transport d’espions…), certains passages de l’histoire de Weimar (le réarmement officieux, les mutineries de Kiel, le putsch de Kapp, l’occupation de la Ruhr…) et il y aurait aussi eu certaines apparitions de personnages historiques en premier ou arrière-plan (Canaris, Dönitz, Bonhoeffer, Heydrich, Klemperer… ainsi que des sous-mariniers célèbres tels Prien, Schepke ou Kretschmer).

 

LP : Pourquoi selon vous cet engouement persistant pour l’Allemagne nazie dans la bande dessinée ?

NJ : Les explications sont nombreuses, de la fin de la génération ayant vécu les événements au fameux « devoir de mémoire », de l’imagerie populaire du nazisme à la Shoah… C’est une époque qui provoque, qui interroge, voire qui fascine, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, et qui porte en elle presque toutes les questions que l’homme (à l’instar de l’historien) peut se poser. Je regrette néanmoins très vivement que peu d’ouvrages abordent la vie quotidienne des Allemands sous le Troisième Reich, ou les sources du nazisme sous Weimar (heureusement qu’il y a Berlin de Jason Lutes)… Les bandes dessinées se cantonnent dans une très large majorité aux faits militaires de la Deuxième Guerre mondiale, à l’occupation en France, ou, d’une manière parfois maladroite, à la Shoah.

Plus spécifiquement encore, dans la bande dessinée, il me paraît malheureusement évident que toute « l’imagerie nazie » (drapeau à croix gammée, uniformes SS, etc.) fascine bon nombre de lecteurs et d’auteurs, graphiquement parlant… Ce qui nous vaut un bon paquet de livres de série B (voire Z). Mais je préfère ne pas aborder plus avant le sujet, je vais encore m’énerver.

 

IMMERGES T2.indd.pdfLP : On ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire, le mystère qui planait sur le bâtiment – le côté polar de la série. Sauf si vous nous le révélez aujourd’hui…

NJ : Certainement. Mais non (ah ah).

 

LP : Un équipage crasseux, hirsute, eczémateux, des odeurs humaines et de machines mélangées, un vrombissement ininterrompu : vous restituez la vie à bord du sous-marin « U-13 » avec un réalisme sans fard, à la limite du soutenable. À quelles sources avez-vous puisé votre documentation ?

NJ : La documentation sur les sous-mariniers ne manque pas. Il y a de nombreux témoignages (Mémoires d’un sous-marinier allemand de Prien, 18 secondes pour survivre de Werner, U 977 de Schaeffer… et bien sûr Das Boot de Buchheim, qui a été correspondant de guerre à bord d’un sous-marin), des recueils de témoignages parfois romancés (Les Loups de l’Amiral de Noli, Le destin tragique des sous-mariniers allemands de Brennecke…) ainsi que de nombreux livres comme Les Hommes des U-Boote de Delize, U-Boote, l’histoire des sous-marins allemands de Preston ou U-Boot VII C de Jacques Alaluquetas.

Et bien sûr il y a le film Das Boot de Wolfgang Petersen… Il faut voir le film en version longue (et VO !), mais il semble bien que sa diffusion dans les années 80, sur La Cinq (en épisodes), ait marqué beaucoup de jeunes téléspectateurs comme moi.

 

LP : Je vous le confirme !

Autre qualité d’Immergés, vous rendez avec beaucoup de force le climat étouffant de suspicion entretenu par le régime nazi en Allemagne, bien pire encore que la promiscuité déjà pesante à bord du sous-marin. L’ « U-13 » devenant un peu le miroir de l’Allemagne, sa loupe grossissante. J’ai raison ?

NJ : Tout à fait, c’est même le cœur du projet. Comme je l’ai déjà dit, peu d’ouvrages de fiction abordent la question des Allemands sous le Troisième Reich, alors que le sujet dispose d’une littérature historique assez conséquente et appréciée (on voit régulièrement les livres de Kershaw ou Rees sur le sujet en tête de gondole, y compris dans des librairies généralistes).

Dans Immergés les sous-mariniers représentent chacun une facette différente de la société allemande à cette période. Mon but était d’enfermer dans une boîte de conserve une poignée d’hommes que tout opposait (âge, origine sociale ou géographique, religion, opinions politiques, situation familiale, etc.), et de voir comment ils parvenaient à coexister dans un environnement qui cumulait la dictature du Troisième Reich à la promiscuité du sous-marin, c’est-à-dire à subir cet environnement tout en y participant à leur manière… Et ce, pas forcément en temps de guerre (les deux premiers tomes se déroulent auparavant, d’autres encore auraient remonté à 1935).

 

immerges-tome-3---wilhelm-pelosi-13630LP : Pourtant, les sous-mariniers de la Kriegsmarine apparaissent à terre comme des soldats d’élite, aux carrières enviées. Le profil du héros nazi type.

NJ : Je crois que cela n’est surtout vrai qu’après le début de la guerre. Jusqu’en 1940, le sous-marinier n’est pas très bien vu : malgré une littérature abondante sur le sujet (les livres que j’évoque dans le deuxième tome d’Immergés), le sous-marinier est souvent considéré comme un déséquilibré (comme dans tous les pays et à toutes les époques, il ne paraît pas « sain » de s’enfermer des mois dans une boîte en métal !), et en partie responsable de la défaite de 18 (non seulement les sous-marins n’ont pas suffi à donner la victoire militaire sur mer à l’Allemagne, mais beaucoup pensent que c’est l’attaque du Lusitania qui a provoqué l’entrée en guerre des États-Unis). Cela se ressent même au sein de l’état-major (Raeder en tête), qui refuse de produire des sous-marins en grand nombre comme le demande Dönitz : le sous-marin est alors jugé comme dépassé, tactiquement parlant.

Il faudra attendre le début de la guerre et les premiers exploits (surtout celui de Prien à Scapa Flow) pour que les sous-marins (re)deviennent intéressants aux yeux de l’amirauté (et de Hitler), et que les sous-mariniers deviennent des héros populaires, ainsi qu’une « élite » bénéficiant effectivement de primes et de congés exceptionnels.

Mais cela n’empêchait pas les sous-mariniers de se considérer comme un corps à part (les fameux « Corps francs Dönitz »), et ce bien avant la guerre, comme je le montre dans le premier tome de la série.

 

LP : Votre graphisme est des plus originaux. Je pense en particulier à la planche d’anthologie pages 6 et 7 du deuxième tome. Comment Immergés a-t-il été accueilli par le public ?

NJ : Euuuh… pas très bien, vu l’échec commercial qui a décidé de l’arrêt de la série. Il faut dire que le style (destiné à servir le climat étouffant de mes histoires) n’y est guère attrayant : découpage en gaufrier, cadrages serrés, onomatopées disproportionnées, encrage au lavis gris humide qui impose une grisaille permanente malgré la colorisation par infographie (les couleurs choisies étant de préférence ternes)… sans même parler de l’obligatoire confrontation entre le lecteur français et une galerie de barbus boutonneux avec des noms à coucher dehors. Bref, rien n’a été fait pour épargner le public, qui me l’a bien rendu. En revanche, les quelques lecteurs qui ont apprécié cette série y ont grandement apprécié le style… mais il faut croire qu’ils n’étaient pas nombreux !

 

LP : D’autres albums précèdent ou ont suivi Immergés : D’Artagnan, Le Front, Malet : vous définiriez-vous comme un dessinateur historique ?

NJ : Paradoxalement, non… Il est vrai que j’aime dessiner des « choses » qui n’existent plus, des costumes, des décors, retrouver une ambiance, un style… mais je ne suis pas un obsédé de la documentation (hormis pour Immergés). Et même si les problématiques historiques m’attirent plus que d’autres, rien n’empêche des projets à venir plus contemporains.

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Nicolas Juncker en quelques mots clés :

Biographie :

Naissance en 1973, bac B, licence d’histoire à Paris IV – Sorbonne, suivie de moult mémoires, toujours autour de 14-18, toujours avortés. Dessinateur de presse entre 2000 et 2007 à l’AEF, puis professeur de bande dessinée dans divers endroits.

Personnages historiques préférés :

Euuuh… aucun, je crois. J’ai depuis longtemps privilégié l’histoire des sociétés à celle des « grands hommes » (un reste de mon marxisme post-pubère ?). Peut-être une attirance pour des personnages plus « historico-littéraires », de Jünger à Mishima, en passant par Hemingway ou London… ou alors ce bon vieux Churchill, quand même, pour les 77 vies qu’il a connues avant de devenir une vedette du  XXe siècle.

Dessinateurs préférés :

Pratt ? Tardi ? Franquin ? Guibert ? Blutch ? Blain ? Baru ? Moebius ? Breccia ? Peeters ? Otomo ? Matsumoto ? Crumb ? Baudoin ? … et je préfère ne pas citer ceux que j’oublie, parce que là, hein, non mais bon.

Projets de publication :

Un diptyque sur Marie Stuart et Elisabeth Tudor, à paraître en 2014 (ou 2015), dans lequel leur vie sera racontée par les hommes qui les ont côtoyées… quant à mes autres projets, je préfère ne pas en parler, par superstition, tant qu’ils ne sont pas signés (désolé !).

 

Les trois tomes d’Immergés : Günther Pulst (2009, 54 p.), Oskar Kusch (2010, 54 p.), Wilhelm Pelosi (2011, 54 p.) ont paru chez Glénat.