L’infanterie, aujourd’hui et demain

L’infanterie, aujourd’hui et demainIl est onze heures du matin ce samedi 25 février 2012. Hier agitées sous un ciel bas, les eaux du lac Léman semblent aujourd’hui vouloir paresser au soleil. À Pully (Lausanne, Suisse), le Centre Général Guisan accueille depuis la veille le XVIIème symposium international d’histoire et de prospective militaires. Autour du thème retenu cette année par les organisateurs, « La pensée militaire suisse », l’auditoire présent dans la salle a vu se succéder des chercheurs aux noms déjà connus : Jean-Jacques Langendorf, Olivier Meuwly, Dimitry Queloz, et d’autres à l’avenir prometteur : David Auberson, Michael Olsansky, pour ne citer qu’eux. Invité à parler du Bréviaire tactique de Hans Frick, le Polémarque vient juste de rendre le micro, lorsque Pierre Streit, directeur scientifique du CHPM et présentement président de séance, annonce le prochain intervenant. Un silence se fait, d’aucuns diraient : à couper au couteau. Ce silence, Alain Baeriswyl, lieutenant-colonel de son état, va le prolonger à plaisir. « L’infanterie suisse, aujourd’hui et demain »… Debout derrière un pupitre qui paraît soudain plus petit, seul parmi les militaires à être venu en treillis camouflé, Baeriswyl a apporté avec lui quelques vérités premières qui, une fois lancées, feront l’effet d’autant de grenades offensives dans le public. Ce n’est pas tous les jours non plus qu’un fantassin professionnel, officier supérieur de surcroît, convoque le Traité du rebelle d’Ernst Jünger dans la discussion. En Suisse comme en France. Le tout prononcé sur un ton monocorde, en prenant bien le temps de détacher chaque mot, chaque idée. Lapidaire, sa conclusion – « J’ai terminé. » – résonne encore.
Nous reproduisons ici, avec son accord, le texte de sa communication.

L. Schang

Mes missions – Lire, écrire, tirer

Dans le cadre de mes activités professionnelles en tant qu’officier instruction / doctrine, une de mes missions est de faire de la prospective au point de vue DOIMP (Doctrine, Organisation, Instruction, Matériel, Personnel), et d’émettre des propositions au commandant de la Formation d’application de l’infanterie dans ces différents domaines.

Depuis environ 18 mois, je conduis une réflexion de fond sur les options possibles de l’infanterie pour les vingt prochaines années.

Et je teste ces options possibles, à une échelle réduite.

La fin d’une époque

Le Moyen-Âge était le temps des empires, le temps de la féodalité, le temps de la religion, l’époque des cités-États.

La guerre, en ces temps, ressemblait davantage à ce que nous voyons en Libye ou en Tchétchénie aujourd’hui qu’aux grandes batailles du XXe siècle.

Ce n’est qu’à la fin de la guerre de Trente Ans, avec la montée de l’État-nation, et son triptyque gouvernement-territoire-population, qu’en Europe du moins, la guerre est devenue affaire exclusive de l’État. Ce modèle a perduré pendant quatre siècles.

20 ans après la fin de ce que les historiens du futur nommeront la “Longue guerre”, commencée en 1914 à Sarajevo et achevée en 1994 à Sarajevo aussi, nous n’avons pas assisté à la fin de l’histoire, mais sommes au début de l’âge global, du nouveau Moyen-Âge. La tentation de l’Empire existe. Certaines religions ont visiblement grande importance. L’État-nation se vide lentement de sa substance, et les zones grises de notre monde vivent une nouvelle féodalité.

Les trois discours – Empire, chaos, rebelle

Le discours de l’Empire, promettant le bonheur soit sous la forme d’un califat universel, soit par une globalisation “soft”, une gouvernance mondiale éclairée.

L’alternative à l’Empire, est, selon le discours politiquement correct de la pensée unique, une succession de crises économiques mineures et majeures, la fin des énergies fossiles, les changements climatiques, le chaos et l’effondrement de la civilisation.

Dans la tradition de notre petit pays qui, pour citer un mot célèbre “fait les mêmes choses que les autres, mais différemment”, nous pensons qu’il existe une troisième voie, la voie du rebelle…

Analyse de la mission et conséquences

Nous allons donc explorer trois directions de travail, afin de proposer des futurs possibles pour l’infanterie suisse, en suivant les principes de l’analyse de la mission.

Mission, milieu, adversaire, propres troupes, temps.

Nous en déduirons des axes de travail pour la doctrine, l’organisation, l’instruction, le matériel et le personnel.

C’est à dessein que nous laisserons de côté pour l’instant les considérations relatives à l’infrastructure et aux finances.

La voie de l’Empire

En suivant le discours de l’Empire, notre mission se réduirait à n’en être que des supplétifs, engagés sur un “limes” fluctuant, face aux nouveaux barbares. Le fantassin deviendrait par capillarité, un hoplite digital, rare, cher, le temps d’une génération. Les finances ne nous permettront pas de suivre le mouvement plus avant.

Nous serions aspirés dans des guerres coloniales, ne subsistant sur le territoire de la Confédération que des États-majors et des centres de génération de force. L’instruction serait assurée par des moyens de simulation, très sophistiqués et coûteux, proposés par notre complexe militaro-industriel à l’affût de contrats. Notre armement se transformerait peu à peu en une accumulation de jouets digitaux à l’obsolescence programmée.

Nous aurions de la peine à recruter du monde, même en les payant bien, car nous serions en concurrence avec les sociétés militaires privées, autres acteurs incontournables de ce nouveau Moyen-Âge.

La descente dans le chaos

Nous ne pouvons exclure, effectivement, un effondrement de notre monde complexe, à flux tendu, ou tout au moins quelques hoquets encore plus significatifs que ceux que nous vivons.

Un scénario possible pour la Suisse serait de voir une extension, à proximité de ses frontières, de zones de non-droit, et à un lent pourrissement de la situation sécuritaire. La dictature du politiquement correct, combinée à l’ethno-masochisme et à une absence de décisions à temps conduirait nos forces de sécurité à l’inaction, en attendant les ordres de Berne. Le “pays utile”, la grande mégapole s’étendant de Genève à Saint-Gall, sombrant peu à peu dans une juxtaposition de zones ultra-sécurisées et de Géhennes extérieures.

Face à un adversaire à la “Mad Max”, la sécurité reviendrait à une “Landwehr” et des gardes locales improvisées au gré des événements. En moins d’une génération, l’instruction régresserait à des savoir-faire élémentaires acquis dans l’urgence, et excluant une action tactique ou opérative, pourtant seule capable de renverser la situation. De même, faute de moyens et d’entretien, ne subsisteraient de l’armement et l’équipement que ce qui est effectivement durable et rustique, tout le reste, passée la phase de cannibalisation, étant peu à peu abandonné.

L’âge de servir augmenterait à nouveau, pour concerner tous les hommes valides de 17 à 60 ans, dont une proportion appréciable devrait être engagée en permanence pour assurer des tâches de sécurité élémentaires.

La voie du rebelle

La troisième voie, la voie du rebelle, la “voie suisse”, veut que nos autorités, à tous les échelons, oublient un peu le politiquement correct et relisent attentivement l’article 1 de la constitution fédérale, en particulier les notions de liberté et d’indépendance du pays, et ce “hic et nunc”, ici et maintenant.

Face à l’adversaire du chaos, moins bien équipé, et instruit que nous, nous avons besoin de garder une infanterie d’élite, rustique, mais bien équipée, complétée par des forces spéciales professionnelles ou semi-professionnelles, capables d’éteindre l’incendie avec un verre d’eau dans les premières secondes, plutôt qu’avec une tonne d’eau une minute plus tard.

En outre, cette infanterie devrait pouvoir être complétée, au besoin, par des formations de “Landwehr”, au sens générique du terme, capables de suppléer et de soulager au besoin nos forces de police qui ont décidément fort à faire.

Actuellement, nous encaissons. Il nous faut réapprendre à rendre. C’est ce qu’on appelle la résilience, et le prix à payer pour continuer notre “Sonderfall” comme nous l’entendons.

La période historique que nous vivons durera probablement plusieurs générations, aussi, d’ores et déjà, nous avons choisi un modèle d’instruction capable de durer plusieurs générations (WAI). Nous voulons garder une composante de milice, car la sécurité est affaire de chacun, et nous ne voulons pas d’un pays où les forces de police sont plus nombreuses que les forces armées.

Nous voulons garder une production nationale de matériel, et mélanger hi et low-tech chaque fois que faire se peut, pour des raisons évidentes.

Et notre effort principal reste la sélection, la formation et l’entraînement des cadres. Car ce sont eux qui pourront “reconstruire la cité”, au besoin.

Les conséquences

Vaste programme…

La question principale pour nous est celle des valeurs de notre civilisation européenne, dont nous sommes au cœur. Ces valeurs sont, pour citer Ernst Jünger, “L’élan vers la beauté, la recherche incessante de la perfection et le respect de la féminité”.

Nous avons le droit d’exister, et le devoir de nous défendre, d’une part pour ceux qui sont venus avant nous, mais surtout pour ceux qui vont nous suivre.

Ce qu’il nous faut, ce sont des chefs qui “voient loin, qui décident rapidement, et qui conduisent court”.

Au quotidien, l’infanterie n’est qu’un des maillons de la chaîne. Elle doit apprendre à aller à la rencontre des autres armes et des autres organismes civils et militaires. Nous serons engagés ensemble. Alors il nous faut nous entraîner ensemble.

Ce que nous apportons au pays, c’est notre savoir-être de fantassin.

“Discipline, savoir-faire, courage, endurance, fierté”.

Lt col Alain Baeriswyl
EM FOAP inf
Cellule S3

(Remerciements à Bernard Wicht pour le développement des idées et concepts suivants : “Longue guerre” / “Voie du rebelle” / “Les trois discours”.)

Post-scriptum – Les attentes de la jeune génération

Nous avons discuté de ces réflexions au cours des derniers mois avec de jeunes fantassins.

Voici quelques-uns de leurs commentaires :

“Je pense qu’il y a un sérieux besoin de réforme sociale en profondeur pour qu’on arrête avec l’État providence et qu’on responsabilise le citoyen.”

“L’infanterie est le pilier de la cité, un outil de résilience et la base d’une éventuelle reconstruction.”

“Il nous faut une infanterie de milice volontaire (moins d’hommes mais des hommes de meilleure qualité), mobile, bien instruite, avec du matériel simple, efficace et robuste (pas ou peu de digitalisation du champ de bataille).”