L’Europe après le traité de Lisbonne : Athéna sans ses armes ?

Dans le contexte post-traité de Lisbonne d’orientation vers une stratégie de sécurité globale[1], le tableau de la politique européenne de défense dressé en 2005 par Patrice Buffotot, directeur de l’Observatoire européen de sécurité et professeur au Centre de relations internationales de l’Université Paris-I, garde toute sa pertinence et son actualité.

L’histoire-guerre (à ne pas confondre avec l’histoire-bataille, nous dit Emmanuel Leroy Ladurie) a montré l’interaction existant entre les perfectionnements dans le domaine de la technologie militaire et le développement des sociétés modernes. Charles de Gaulle a ainsi pu parler de l’épée comme d’un outil neutre en soi, tantôt au service du bien, manié par l’archange Michel, tantôt au service du mal, au poignet de Lucifer. Inversement, le dynamisme entrepreneurial, privé et étatique, et la croissance économique sont encore les meilleurs moteurs du progrès en matière de défense. Une telle synergie suppose toutefois pour être opérative que plusieurs facteurs soient réunis, eux-mêmes étroitement interdépendants : démographie positive, haut niveau de formation de la population active, politique volontariste d’investissement en recherche et développement. La dotation en armes « intelligentes » pourra compenser la baisse démographique en réduisant le nombre des effectifs, mais exigera en contrepartie une augmentation des investissements en R&D, qui grèvera d’autant le budget de l’État, etc.

Et l’Europe, se demandera-t-on ? Pauvre petite fille riche, prévient Patrice Buffotot, sa situation s’annonce de plus en plus critique, entre une population active en constante diminution, l’aggravation du manque de chercheurs hautement qualifiés qui en résulte, et un vieillissement général des nations européennes, qui risque à brève échéance de se traduire sur le plan économique par une baisse significative des capacités d’innovation, synonyme de perte de compétitivité. Avec cette autre conséquence pour les pays de l’UE soucieux de maintenir leur effort financier dans le secteur militaire (France, Grande-Bretagne) qu’ils hypothèquent leurs chances de retour à la croissance par rapport à leurs voisins (Allemagne, Espagne, Italie). Il y aurait bien la solution de la mutualisation des dépenses – P. Buffotot n’est certes pas le premier à envisager cette possibilité d’un budget européen commun de la défense –, mais les difficultés rencontrées depuis 2001 pour la seule construction de l’A400M laissent assez mal augurer de la chose.

Patrice Buffotot a beau jeu ensuite de pointer du doigt l’attitude schizophrénique de l’Europe, dont la prétention à développer une force armée intégrée autonome (sous-entendu, de l’allié états-unien) ne résiste pas face à la réalité de sa dépendance militaire envers l’Otan – sur ce terrain, on ne pourra que lui emboîter le pas -, ni surtout au peu de moyens jetés dans la balance pour y parvenir. Il ne faut pas chercher plus loin la cause de la fracture entre ce que le secrétaire US à la Défense (2001-2006) Donald Rumsfeld qualifiait de « jeune Europe », à savoir les pays d’Europe centrale et orientale nouvellement adhérents, et les représentants de la « vieille Europe », même si tous n’étaient pas également visés par l’administration Bush. Le politologue Zbigniew Brzezinski2 ne s’y trompait pas, qui analysait en des termes stratégiques précis tout le bénéfice à tirer pour Washington d’une extension sans grand dessein de l’UE : « une Europe plus vaste permettrait d’accroître la portée de l’influence américaine – et avec l’admission de nouveaux membres venus d’Europe centrale, multiplierait le nombre d’États pro-américains au sein des conseils européens – sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégrée politiquement pour pouvoir concurrencer les États-Unis dans les régions importantes pour eux, comme le Moyen-Orient. »

Une politique étrangère bien conçue s’énonce clairement et la politique de défense pour l’appliquer arrive aisément. Si au lieu d’être poète, La Bruyère avait été général, sans doute nous aurait-il légué une de ces maximes d’expérience. Seulement, et c’est ici que le bât blesse, aucune politique étrangère commune digne de ce nom ne vient soutenir la PESD. Quoi qu’en disent les signataires du traité de Lisbonne3, la volonté politique manque toujours. La faute à l’absence d’une menace collective suffisamment forte ? Jusqu’à ce que sa sécurité intérieure et ses intérêts à l’étranger ne l’obligent à réviser ses objectifs politiques, l’Union européenne restera ce succédané d’empire romain que nous connaissons. Un empire romain, conclut P. Buffotot, sans l’atout majeur qui fit sa puissance : ses légions4.

L. Schang

Patrice Buffotot, Europe des armées ou Europe désarmée ?, Michalon, 2005, 116 pp.

Du même auteur, aux Éditions Economica : Vers une Politique européenne de défense et de sécurité – défis et opportunités (2003)



[1]  Cf. Jean-François Daguzan, « Une stratégie pour piloter la sécurité globale », Fondation pour la Recherche Stratégique, in : http://www.frstrategie.org

2 Exposée sans fard dans Le Grand Échiquier, l’Amérique et le reste du monde (Éd° Bayard), on ne pourra pas accuser l’actuel conseiller du président Obama, lui-même d’origine polonaise, de dissimuler sa vision américanocentrée du monde.

3 On se gardera de négliger pour autant les réelles avancées du traité, telles que la coopération renforcée dans le domaine de la défense, la clause de solidarité entre États membres en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe naturelle, ou la possibilité d’adopter des décisions à la majorité qualifiée au sein du Conseil pour certains aspects de la PESD (c’est nous qui soulignons).

4 Un paradoxe en apparence : les effectifs additionnés des armées européennes placent l’UE au deuxième rang mondial derrière la Chine et devant les États-Unis, pour un budget global de 230 millions d’euros, contre 526 aux États-Unis, 53 à la Chine et 50 à la Russie. Chiffres publiés dans l’article Lisbonne : vers une armée de l’Union ?, consultable en ligne sur le site www.alliancegeostrategique.org.