Prince Alexandre de Hohenlohe, Souvenirs d’Alsace-Lorraine (1870-1923), Laurent Schang (éd.), Éditions les Paraiges – Le Polémarque Éditions, Metz-Nancy, 2012, 73 p.
Un témoignage stimulant, sur un thème sensible, tout cela dans une édition messino-nancéienne : voilà ce nous offre le directeur des Éditions du Polémarque dans une publication qui est un pont à trois niveaux. Le premier fait le lien entre le passé et le présent en nous livrant les pensées d’Alexandre de Hohenlohe sur cette province annexée après la défaite de 1870. Le second pont est dans le témoignage lui-même, essentiel, qui présente à cru une vision d’une Alsace-Lorraine entre France et second Reich. Le troisième est symbolique, étant la liaison entre les deux capitales, enrichies différemment d’une histoire récente à la fois commune et distante issue d’une frontière établie sur plus de quatre générations.
« Comment se fait et se défait une carrière de grand commis de l’État ? » (p. 6) : voilà une question qui aurait presque pu servir de sous-titre à ce petit livre. En effet, on comprend surtout comme cette carrière a été défaite lorsque l’on plonge dans le corps du texte. Qui était le prince de Hohenlohe ? Dans une courte mais incisive préface, L. Schang nous présente ce prince atypique, tout au moins lorsque l’on a une vision monolithique de l’Empire allemand, de son fonctionnement et de ses serviteurs. Sur Alexandre de Hohenlohe (18621924), on aimerait d’emblée en apprendre davantage dans cette préface mais l’essentiel est dit sur cet homme qui connaît la France et la langue française. Fils de Chlodvig de Hohenlohe-Schillingsürst, grand administrateur qui acheva sa carrière comme Statthalter du Reichsland Elsass-Lothringen, avec à ses côtés son fils Alexandre, c’est celui-ci qui lui succède, pour peu d’années. En effet, le prince démissionne en 1906, marqué par la disgrâce impériale : la publication d’extraits des Mémoires de son père décédé en 1901 ont achevé de mettre fin à son administration, lequel avait lui-même des vues très mordantes par leur réalisme sur cette nouvelle province du Reich. Libéré de sa charge de Statthalter, Alexandre préface les Mémoires de son père éditées en français en 1909 : on y voit ses propres vues et sa distanciation face à bien des sujets. C’est après la guerre qu’il rédige sa propre analyse de l’administration prussienne en Alsace et Moselle dont les gémies sont bien présents dans la préface de l’édition française des Mémoires du Prince Clovis de Hohenlohe (Paris, Louis Conard, 1909). Son témoignage est traduit en français et publié en 1928 sous le titre Souvenirs du Prince Alexandre de Hohenlohe (France-Alsace-Lorraine-Allemagne (1870-1923), traduction et préface d’Edmond Dupuydauby (dont la traduction est employée dans la présente édition).
D’un point de vue structurel, on aimerait connaître les conditions de cette rédaction : le prince fonctionne-t-il uniquement sur des souvenirs, s’appuie-t-il sur des notes, etc ? L’objectif de L. Schang n’était pas de se lancer dans une édition critique, même si des notes éclairent certains points particuliers, mais bien de nous livrer un témoignage important sur une période importante de l’histoire allemande, française mais aussi essentielle pour saisir la complexité de la réalité de l’annexion puis du retour à la France : En effet, à lire le témoignage du prince Alexandre, on voit à la fois une critique de l’administration prussienne en même temps qu’une observation mesurée du positionnement des Alsaciens durant cette annexion. Alexandre de Hohenlohe parle essentiellement des Alsaciens, de son propre aveu les gens qu’il a le plus côtoyé, tout en reconnaissant qu’il y a de fortes différences entre les Lorrains et les premiers ; d’ailleurs, on le sait, lors de la seconde annexion, les autorités allemandes distinguèrent les deux provinces, la Moselle étant rattachée à Sarrebruck. Le propos n’est pas du tout celui d’un philosophe humaniste mais bien d’un homme attaché aux réalités de terrain, dévoué à sa patrie et cherchant à comprendre les dysfonctionnements et l’échec de cette intégration de l’Alsace et de la Moselle. Pour cela, deux temps : un regard sur l’administration du Reichsland, dans lequel il critique une hiérarchie peut être trop tatillonne, une stratification certainement pléthorique, mais où le prince Alexandre reconnaît les qualités d’intégrité et de fonctionnement, certes lourd. le second temps est celui de l’analyse de « l’âme populaire en Alsace-Lorraine ». Là, le prince pose bien entendu la question du degré d’attachement de la population au Reich ou à la France. Il fait la distinction entre les élites bourgeoises, catholiques ou protestantes, et les paysans qu’il perçoit comme très indifférents au type de tutelle étatique. La conscience patriotique serait donc davantage développée au sein des élites, dont certaines restent attachées au souvenir de la France mais aussi parmi lesquelles l’assimilation à l’Allemagne faisait son œuvre : le prince n’évoque-t-il pas à juste titre l’impact des générations sur le sentiment national ? En filigrane, un regard acerbe sur les éléments anti-allemands, qui portent une part de responsabilité dans l’échec de cette intégration au Reich, en particulier des membres du clergé catholique, par exemple avec la question du paragraphe sur la possibilité de l’établissement d’une dictature lors de la campagne aux élections au Reichstag : le prince y voit le travail du curé comme chantre d’une agitation anti allemande. Alexandre de Hohenlohe ne s’arrête pourtant pas à rejeter l’échec sur un parti francophile perçu comme insidieux et puissant, il pratique une sorte d’introspection historique : à compter de la page 64, on entre dans une réflexion sur la portée de cette annexion et sur les « erreurs » allemandes quant aux modalités de cette intégration au Reich.
La lecture de ce texte est donc des plus stimulantes pour qui s’intéresse de près à l’histoire de l’Alsace-Moselle et cherche à comprendre les mécanismes complexes de l’attachement national, de leur réalité et aussi, souvent, de leur perception travaillée et faussée par une propagande omniprésente. Le prince ne fait-il pas à un moment le parallèle entre l’annexion à l’Allemagne et la politique des réunions de Louis XIV, soulignant que l’esprit national n’était à l’époque pas assez puissant dans l’Empire, même si en cela, il se trompe certainement en partie. Ce livre présenté par deux jeunes maisons d’éditions lorraines mérite d’être lu et constitue un appel à une analyse historique approfondie.
Laurent Jalabert (CRULH, Université de Lorraine), Annales de l’Est n°1, 2013, pp. 284-6