Le feu et la plume

Consécutive à la fin de la guerre froide, la professionnalisation des armées a aussi eu comme effet secondaire de distendre les liens traditionnels unissant les militaires et la nation. Considérée depuis la Révolution française comme le symbole de l’unité nationale, l’armée s’est vue progressivement reléguée au simple rang d’outil de coercition au service de l’État. Issus des forces vives du pays, porteurs de ses valeurs sociales et morales, les cadres de l’armée sont aujourd’hui à un tournant, à l’heure de la redéfinition du concept de défense. La question de leur formation, pas tant sur le plan technique qu’intellectuel d’ailleurs, se pose de manière accrue. Dans ce contexte, le cas suisse de la citoyenneté en armes (« Le citoyen, c’est celui qui porte un fusil. Les autres, ce sont des contribuables. » Lt col Alain Baeriswyl), où cohabitent savoir-faire professionnel et esprit de milice, constitue pour l’observateur un modèle intéressant à étudier.

Comment fabrique-t-on des chefs capables, au niveau tactique, de prendre les décisions qui s’imposent ? Pour le colonel (EMG) et penseur militaire Daniel Reichel (1925-1991), à qui un livre récemment paru rend hommage, c’est d’abord par l’étendue de sa culture, sa connaissance des classiques (Tacite, Salluste, Machiavel…) que l’officier de terrain se prépare à la gestion de crise*. De même que le feu nucléaire n’a pas mis fin à l’initiative tactique, aucune doctrine de guerre, aussi complète soit-elle, ne saurait dispenser l’officier de terrain de penser par ses propres moyens. Et penser est une activité qui s’apprend. « La réalité du champ de bataille est qu’on n’y étudie pas ; simplement on fait ce que l’on peut pour appliquer ce qu’on sait. Dès lors, pour y pouvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien. » Ces mots, tirés des Principes de la guerre du Maréchal Foch, Reichel, qui fut tour à tour directeur de la Bibliothèque militaire fédérale et fondateur du Centre d’Histoire et de Prospective Militaires, aurait pu les faire siens, comme il avait fait du précepte de Spinoza : « On ne remplace une passion que par une passion plus forte », sa devise personnelle.

L’époque est-elle au relâchement généralisé, à la transgression des valeurs fondatrices de nos sociétés ? (Il faut lire l’extrait d’Armée suisse : le véritable débat cité par JJ Langendorf dans son portrait !) Soldats et citoyens, soldats parce que citoyens, il appartient au corps des gradés de maintenir et transmettre ce que Reichel, disciple d’Alfred Weber, le sociologue et frère de Max Weber, nomme la « substance » du peuple. Notion complexe et variable (De quoi parle-t-on ? Des langues ? Des ethnies ? De la Constitution ?), mais que Reichel identifie en dernier ressort à la volonté qu’a chaque nation de se défendre.

On ne sera pas surpris de découvrir à travers ces pages un Daniel Reichel « monarchiste anarchiste démocrate » plus inspiré par l’armée bourguignonne et les régiments suisses à l’étranger que par le système de milice institué par la Constitution fédérale de 1874.

Un autre enseignement de ce livre étant qu’en histoire militaire, on apprend autant sinon plus de l’étude des vaincus que de celle des vainqueurs.

Le Centre d’Histoire et de Prospective Militaires (CHPM) diffuse la plupart des écrits de D. Reichel (Le Feu I, II & III, La manœuvre et l’incertitude…).

L. Schang

 Article précédemment paru dans La Voie Stratégique magazine n°1

* Quitte aussi parfois, selon cette méthode, à enjoliver l’adversaire : mesurer Saddam Hussein en 1990 à l’aune des Assyriens par exemple.

J.-J. Langendorf, Ch. Bühlmann, A. Vuitel, Le feu et la plume. Hommage à Daniel Reichel, Bière, Cabédita, collection CHPM, 122 p.