Joseph Kessel le globe-trotter engagé

Au mois de mai 1935, de retour d’Espagne, Joseph Kessel pose ses malles à Saint-Tropez, le temps pour lui de récupérer et d’écrire sous forme romancée ses souvenirs des événements auxquels il a assisté durant l’insurrection de la Catalogne, un an plus tôt. Il en tire une nouvelle, Une balle perdue, qu’il achève le 27 du mois. Ce n’est qu’après-guerre qu’elle sera publiée, première d’un recueil de deux nouvelles intitulé Pour l’honneur, du nom de la seconde.

Que dit le prière d’insérer d’Une balle perdue ? « Le vieux rêve catalan, s’affranchir du joug de l’Espagne, enfièvre à nouveau Barcelone en cette journée de grève de 1934. Sur l’ordre de la Généralité *, les troupes se joignent aux insurgés et c’est ce qui gâte la joie d’Alejandro, le jeune cireur anarchiste persuadé naïvement que toute autorité est corruptrice et que, dégagés d’elle, les hommes seraient heureux parce qu’ils seront libres d’être bons. » Libres d’être bons ! C’était l’époque où les théoriciens de l’anarcho-syndicalisme croyaient encore en l’utilité des insurrections locales, persuadés qu’ils étaient malgré leurs échecs répétés d’aller dans le sens de l’histoire. Trotsky n’affirmait-il pas lui-même que la répression féroce des policiers et militaires était un bienfait, qui ne pourrait que renforcer la détermination des rebelles ? **
Le 5 octobre 1934, la grève générale est décrétée dans Barcelone. Le président de la Généralité Companys déclare le lendemain 6 octobre « Journée de la Révolution en Catalogne ». L’autonomie de la province et la constitution d’une République fédérative espagnole semblent à portée de main. Et ils y croient dur comme fer, Alejandro l’anarchiste, « adolescent chétif, à la tête trop grosse », adorateur de Gurreaz, et Vicente le socialiste, intellectuel doctrinaire, jeune homme trop inquiet, chef d’une section du Somaten (les troupes de choc du Parti socialiste d’Azana). Une amitié passionnelle, irraisonnée les unit par-delà leurs divergences idéologiques, phraséologie simpliste pour l’un, simplette pour l’autre, factice comme l’amour d’Alejandro pour la belle Anglaise inconnue du Grand hôtel central. Admettons-le, il faut une certaine candeur et tout le pathos journalistique dont savait faire montre le Kessel grand reporter de Tous n’étaient pas des anges pour adhérer à cette historiette romantico-sentimentale pleine de bonnes intentions, bien dans le ton édifiant des gazettes à trois sous qui fleurissaient alors.
Une amitié vécue comme une course poursuite trépidante, qui prend fin brusquement avec la mort d’Alejandro sur les toits de Barcelone, ville aux mille visages qu’il aime et pour laquelle il se fera tuer, franc-tireur abattu par les « africains » du Tercio. Ceux-là mêmes que célèbre Pierre Mac Orlan dans La Bandera.
Dans une décennie en proie à toutes les secousses de l’histoire, tournant si mal après avoir tant promis, on ne s’étonnera pas que Kessel invoque lui aussi la « condition humaine ». La guerre d’Espagne n’est plus très loin. Déjà on la sent poindre à l’horizon. Avec elle viendra le temps des Malraux, Koestler, Orwell. Ils n’en diront pas plus que lui.

* Généralité : gouvernement officiel de la province, avec police d’assaut et garde spéciale, les Mozos de Escuadra.
** Cf. Ignacio Iglesias, Trotsky et la Révolution espagnole, Editions du Monde, 1974.

L. Schang

Joseph Kessel, Pour l’honneur, Le Livre de Poche, 1974, n°3314 (première édition Plon, 1964) ; Tous n’étaient pas des anges, UGE 10/18, 1988.