Joseph Kessel en Sibérie

Qui parmi nous n’a jamais lu Le Lion dans son enfance, au collège ou au lycée ? Grâce à ce livre, Joseph Kessel, chroniqueur, romancier, reporter, se vit ouvrir grand les portes de l’Académie française. Avec lui, c’est un peu Henry de Monfreid et Albert Londres qui faisaient leur entrée sous la coupole du Quai Conti. Nous étions en 1962. Plus rares aujourd’hui ceux qui peuvent citer de mémoire, au choix, trois de ses livres. Pourtant l’œuvre de Kessel, loin de se résumer à un unique roman devenu classique de la littérature de jeunesse, recèle des trésors qui ne demandent qu’à quitter les rayons poussiéreux où ils végètent.

C’est que Joseph Kessel n’a pas seulement écrit, il a aussi, comme Blaise Cendrars, beaucoup « bourlingué ». Sous l’uniforme, en smoking ou dans sa tenue de journaliste, Kessel a survolé, arpenté, traversé de part en part les cinq continents, les sept mers. Du nord au sud et d’est en ouest, Kessel est allé à la rencontre de tout ce que la Terre abritait de desperados, de terroristes et de combattants de la liberté. Un besoin jamais assouvi le poussait à parcourir le monde en quête d’aventures humaines. Comment faire autrement, quand on est soi-même né russe d’origine juive à Clara, Argentine, en 1898, français de cœur avant que de nationalité ? Kessel racontait ce qu’il avait vécu, observé, entendu témoigner. Il n’inventait pas, ou si peu. Ses absences répétées de Paris étaient la preuve qu’il restait encore des hommes, quelque part.
Pour son premier reportage, Kessel n’eut pas à aller bien loin. Le Journal des Débats, une vénérable gazette parisienne, le chargea de couvrir le défilé de la victoire sur les Champs Élysées, le 14 juillet 1919. D’emblée, il impose le style dépouillé qui sera sa marque de fabrique. Un galop d’essai. Le début d’une prodigieuse carrière journalistique. S’ils avaient su ! À vingt et un ans à peine, ce pilote de guerre chevronné (son premier roman, publié en 1923, L’Équipage, est tiré de son expérience dans l’aviation française), croix de guerre 14-18 à la poitrine, a déjà fait son premier tour du monde… en paquebot. Un voyage effectué dans des circonstances invraisemblables, qu’il narre dans un petit livre au titre évocateur, Les temps sauvages, lui-même tiré d’un article qu’il avait écrit après coup

En septembre 1918, Joseph Kessel se porte volontaire pour la Sibérie, où la France a décidé d’envoyer un corps expéditionnaire, afin d’y soutenir le « gouvernement provisoire de la Sibérie autonome » de Vladivostok, que les gardes blancs et légionnaires tchécoslovaques occupent depuis le mois de juin. L’état-major français dépêche une escadrille d’observation, Kessel en est. Objectif : enrayer l’avancée des Allemands en direction de l’Oural. Dans les premiers jours d’octobre, le front russe est rompu. Kessel embarque à Brest. Mais le temps de traverser l’Atlantique, de jeter l’ancre à New York, San Francisco, de faire escale au Japon, l’armistice a été signé, les Allemands se sont repliés et l’ennemi a changé de couleur. Il arbore désormais l’étoile rouge sur son bonnet. Quatre-vingt jours pour atteindre le port international de Vladivostok, en russe « le Seigneur de l’Orient » ! Sur place, le chaos. Sauf la maîtrise du port gelé, confiée aux Japonais, et le Transsibérien, que protège la légion tchécoslovaque, rien ne fonctionne normalement. Ce qui fut autrefois un grand port commercial où mouillaient des bateaux de toutes les nationalités n’est plus qu’un dépotoir, le bout de l’espoir pour les milliers de civils ayant fui la Révolution. Toute la misère du monde est entassée là, en plein hiver sibérien, face à l’océan fermé. Les loqueteux pullulent, tandis que l’ataman Semenov, seigneur de la guerre qui s’est autoproclamé maître de la ville, fait régner la terreur du knout. Et les Rouges qui harcèlent, inlassables, les abords de la ville

L’expédition internationale a reçu l’ordre de ne pas bouger : Français et Américains, Canadiens et Néo-zélandais, Roumains et Russes blancs de l’amiral Koltchak ; tous trompent leur ennui à l’Aquarium, LE cabaret de Vladivostok, ouvert jour et nuit. L’alcool et la balalaïka aidant, les hommes, que rongent l’inactivité et le mal du pays, vont chercher refuge dans les bras des entraîneuses. Malgré son travail quotidien, qui consiste à soudoyer grassement les huiles locales en vue d’améliorer l’ordinaire de ses compatriotes, Kessel n’est pas épargné par la vague de lassitude, morale et physique, qui s’empare de la cité. Un soir, une nouvelle entraîneuse, Lena, fait son apparition. Sorte de Fréhel russe, elle va conquérir le cœur de Joseph Kessel. Leur liaison repose sur un malentendu ; bien sûr, tout n’est que guimauve dans ce qu’elle lui raconte. Il le sait. À Vladivostok, l’affaire tourne rapidement en eau de boudin. Kessel apprend sa démobilisation à l’Aquarium, le jour de ses vingt et un ans. Le surlendemain, il appareille sur un bâtiment à destination de Kobé. Lena n’est pas venue lui dire adieu sur le quai. Retour à la case départ, via la mer de Chine, l’océan Indien. Kessel attendra soixante ans pour raconter son histoire et celle de Lena. Dieu sait ce qu’il advint d’elle.

« Jef » Kessel est mort en 1979, l’année de l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, peut-être le pays au monde qu’il a le plus aimé avec la France. Normal, quand on sait qu’en langue pachtoune, afghan veut dire « insolent ».

L. Schang

Joseph Kessel, Les temps sauvages, Folio, 1978, n°1072 (première édition Gallimard, 1975). En 2010, Tallandier a entrepris de rééditer cinquante ans de reportages de Joseph Kessel. Trois volumes sont parus à ce jour, qui couvrent une période allant de 1919 à 1945 : Le Temps de l’espérance (1919-1929), Les Jours de l’aventure (1930-1936), L’Heure des châtiments (1938-1945).