Henri Ortholan : « Il y a un attachement réel du public à la guerre de 1870-1871 »

Un récent colloque organisé dans les locaux de l’École de Guerre se demandait « pourquoi encore parler de la guerre ? » Question de pure rhétorique – le propre de ce genre d’exercice. « C’est en se cognant la tête les uns contre les autres qu’on apprend à se connaître » disait Napoléon Ier. Le même Napoléon ajoutait plus loin : « Malheur au général qui vient sur le champ de bataille avec un système. » L’intervention militaire en Libye n’a-t-elle pas relancé le débat, vieux comme Douhet, de la suprématie des forces aériennes ? Les Anglo-saxons n’ont pas de ces préventions, le dynamisme des éditeurs spécialisés le confirme à l’envi. En comparaison, la France apparaît encore un peu à la traîne. Raison de plus pour saluer le travail de maisons telles que celle de Bernard Giovanangeli, au succès grandissant, éditeur, entre autres, d’Henri Ortholan.
Après une carrière qui l’a mené des bancs de Saint-Cyr Coëtquidan au musée de l’Armée, Henri Ortholan a délaissé son képi de colonel du génie pour la casquette d’historien militaire. Militaire ET historien, la chose est assez rare pour être soulignée. Ce parcours original au sein de l’institution a fait d’Ortholan un connaisseur éclairé des relations stratégie-armement. De la guerre franco-prussienne de 1870-1871 à la bataille de Guadalcanal, de l’armée française de 1914 à l’armée allemande de 1918, de l’apparition du char à celle du sous-marin en passant par les systèmes de fortification successifs, Henri Ortholan raconte les hommes et leurs matériels. Rencontre avec un technicien de l’Histoire.

Entretien

La guerre des chars

Le Polémarque : Une bonne partie de votre bibliographie est consacrée aux progrès techniques enregistrés depuis la fin du XIXe siècle dans le domaine militaire – j’y inclus le livre sur la bataille de Guadalcanal, où face aux Japonais les Américains montrèrent tout leur savoir industriel et logistique. Est-ce à dire que l’art occidental de la guerre repose sur sa capacité à innover ?

Henri Ortolan : Certainement, et par nécessité pour s’assurer d’un avantage donné ou pour répondre à une menace nouvelle. En fait, cette capacité à innover s’est exprimée lentement, ou par à-coups et même par rupture ou encore par déséquilibre. Nous prendrons quelques exemples.
L’apparition de la poudre, au milieu du XIVe siècle, qui représente pourtant un progrès technique considérable, met un siècle et demi pour transformer les méthodes de guerre ; ensuite, celles-ci deviennent immuables, ou presque, de la Renaissance jusqu’à la Révolution française, longue période durant laquelle prévaut la guerre de siège. En revanche, à partir de la révolution industrielle du milieu du XIXe siècle, le phénomène ne cesse de se développer, mais d’une façon non linéaire et souvent à la faveur des conflits.
Remarquons aussi qu’à la charnière de ces deux époques, de 1789 à 1815, c’est-à-dire durant les guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes, cette capacité à renouveler l’art de la guerre s’exprime en dehors de tout progrès technique déterminant. Elle s’explique déjà par la réflexion des penseurs militaires français du Siècle des Lumières (Guibert, Follard, Saint-Germain…). Elle s’explique ensuite pour des raisons idéologiques, avec l’application du principe de la nation en armes qui a permis d’aligner des effectifs considérables ; indépendamment de toute considération technique, l’art de la guerre ne pouvait qu’en être bouleversé.
Par la suite, dès que le progrès l’a permis, quel est le pays, et nous sommes toujours en Europe, qui n’a pas cherché à obtenir une certaine supériorité, toujours passagère d’ailleurs, sur son éventuel adversaire ? Sinon, quel est le pays qui n’a pas fait l’effort d’innover dans le domaine militaire (doctrine, équipements, concept d’emploi) pour ne pas se laisser distancer ?
Cela ne signifie pas qu’il y soit parvenu chaque fois.

LP : En 2009 vous signiez un livre sur l’armée allemande de 1918, qui faisait écho à cet autre de vos livres paru en 2004 sur l’armée française de 1914. L’armée allemande de 1918 était-elle si différente de celle de 1914 ? Faut-il en conclure qu’on assiste durant ces quatre années de guerre à une révolution technologique ?Vers la fin du Second Empire, la pensée militaire prussienne se révèle supérieure à la nôtre en modelant un type d’armée qui domine celui de tous les autres pays d’Europe. Le bilan de la guerre de 70 est là pour le démontrer.
Durant la Grande Guerre, le char et l’aviation font évoluer l’art de la guerre. Toutefois, si, chez les Alliés, l’un et l’autre ont leur part dans le succès final en 1918, il suffit de voir comment, vingt ans plus tard, l’armée allemande, avec le couple char-avion, a remporté la campagne de France de 1940. Dans chacun des cas, à un moment donné, l’un des adversaires a su évoluer plus vite, et beaucoup mieux, que l’autre.
En fait, cette capacité à innover est d’abord d’ordre intellectuel. Elle relève de la pensée militaire ; il faut toujours y voir la volonté d’un belligérant de s’adapter à une situation donnée en fonction des moyens techniques que l’époque peut mettre à sa disposition. Il y a là une part d’anticipation de la réponse à la menace qui nécessite un esprit d’adaptation permanente.
En ce qui concerne plus particulièrement la bataille de Guadalcanal, la victoire américaine a d’abord reposé sur la volonté d’un homme, l’officier général qui commandait le camp retranché de l’île, ce qui montre que le paramètre du chef peut être déterminant. Pourtant, la supériorité matérielle et technique était encore du côté des Japonais, mais ils n’ont pas su l’utiliser. Celle des États-Unis n’a joué qu’ensuite.
Enfin, à partir d’un seuil variable suivant les circonstances, le nombre et des moyens sans limite pèsent considérablement sur l’art de la guerre en rendant vains les efforts des stratèges les plus brillants ou des chefs les plus énergiques : fin du Premier Empire, défaites de l’Allemagne en 1918 et 1945 et celle du Japon en 1945.

L'Armée de la LoireLP : Dans un autre registre, vous avez beaucoup écrit aussi sur la guerre franco-prussienne de 1870-71. D’où vient votre intérêt pour ce conflit longtemps occulté par le souvenir des deux guerres mondiales ? L’historien militaire voit-il quelques leçons à en tirer ?

HO : Le sujet m’intéressait en lui-même, ce qui est une chose. Il m’intéressait peut-être aussi parce que justement il était tombé dans l’oubli. Dans la foulée des événements, cette guerre avait fait l’objet de très nombreuses publications avec la volonté de tirer les leçons de cette défaite dans une démarche de redressement national. Puis, effectivement, les deux guerres mondiales ont relégué ce conflit malheureux à l’arrière-plan. Or, d’une façon inattendue, il existe un intérêt relativement récent pour ces événements.
Si l’on peut en tirer quelques leçons, j’en vois trois :
– c’est déjà celle de constater qu’il y a un attachement, sans doute encore mesuré mais réel, d’un public donné à cette époque ;
– peut-être aussi qu’à force d’occulter une partie de notre passé, ou de la présenter au travers d’un filtre officiel et forcément biaisé, ce passé revient un jour où l’autre à nos mémoires, ne serait-ce que parce que nous avons besoin de ces racines qui fondent notre identité. C’est dans la nature humaine ;
– enfin, autant on a su réhabiliter ces armées françaises de 1870-1871 au nom du thème « honneur au courage malheureux », autant on n’a, ni voulu, ni su le faire pour l’armée de 40. Ceci nous ramène à l’ouvrage du général Delmas qu’il avait intitulé Les soldats de l’honneur. Il y aurait là un intéressant parallèle à développer.

LP : En 2009 vous signiez un livre sur l’armée allemande de 1918, qui faisait écho à cet autre de vos livres paru en 2004 sur l’armée française de 1914. L’armée allemande de 1918 était-elle si différente de celle de 1914 ? Faut-il en conclure qu’on assiste durant ces quatre années de guerre à une révolution technologique ?

Le général Séré de Rivières, le Vauban de la Revanche, 2003, 622 p.HO : L’armée allemande de 1918 n’est plus en effet du tout la même que celle de 1914. La guerre des tranchées, qui fut une surprise pour tous, et la durée imprévue du conflit l’ont obligée à évoluer pour s’adapter à un type de guerre à laquelle elle ne s’était pas préparée.
Elle y parvient remarquablement et se transforme étape par étape. Elle réorganise ses grandes unités pour rendre sa chaîne de commandement plus souple. Elle développe considérablement son artillerie et son génie (unités de pionniers). Elle crée à l’Ouest un redoutable système défensif de campagne que les Alliés ne parviendront à entamer qu’à partir de l’été 1918. C’est elle qui utilise la première les gaz de combat. L’entrée en service du fusil-mitrailleur (MG 08/15) révolutionne les méthodes de combat du fantassin. Les impressionnants succès remportés sur les Russes à l’Est, en 1917, puis sur les Alliés à l’Ouest, au printemps 1918, montrent que cette armée a su trouver une solution tactique pour renouer avec la guerre de mouvement. Nous sommes donc loin de l’armée de 1914.
En fait, il en est de même pour tous les belligérants. D’une guerre encore « à l’ancienne », tous ont dû basculer dans une industrialisation du conflit, exigeant un effort de guerre sans précédent que l’Allemagne a dû, comme ses alliés et ses adversaires, soutenir coûte que coûte. Cet effort de guerre s’est traduit par un effort de production et une course aux armements qui a fait progresser le matériel de guerre : chars, avions sous-marins, artillerie, etc. La durée de la Grande Guerre s’est bien traduite par une révolution technologique.
Toutefois, en ce qui concerne l’Allemagne, ce gigantesque effort industriel, technique et humain, aggravé par le blocus que le Alliés lui ont imposé, l’a peu à peu épuisée et l’équipement de son armée en a considérablement souffert. Pour reprendre l’expression du général Laparra, qui a publié sur le sujet, cet équipement a relevé de plus en plus de la « débrouille ». Pour cette raison là aussi, cette armée de 1918 n’avait plus rien à voir avec celle de 1914.

LP : Vous êtes de ces quelques officiers français qui publient, avec Desportes, Goya, Kempf, Le Nen, Maisonneuve ou Porte. La valeur ajoutée des professionnels à la réflexion militaire est évidente. Pourtant vous restez peu nombreux. On se souvient de la phrase de Mac Mahon sur les militaires attirés par le démon de l’écriture. Une phrase toujours d’actualité selon vous ?

HO : Non, et heureusement ; le mot de Mac Mahon n’est plus d’actualité. D’ailleurs, dès le lendemain de la défaite de 1871, le commandement avait incité les officiers à lire, à se cultiver, à publier, même si cela se faisait sous autorisation du ministère de la Guerre.
De nos jours, il existe de nombreuses revues militaires publiées dans le cadre de l’institution comme par exemple la Revue historique des armées. Citons aussi, parmi d’autres revues, Les cahiers du CESAT, qui consacrent une part importante à la rubrique « Libres opinions » où souvent de jeunes officiers d’active font part de leurs analyses.
Par ailleurs, les exemples d’auteurs que vous citez montrent la volonté de sortir du « sérail » pour s’adresser au grand public et c’est heureux. C’est une preuve d’ouverture. Que nous soyons peu nombreux est sans doute dommage, mais là, il s’agit chaque fois d’initiatives personnelles motivées par le goût de l’histoire et celui d’écrire.

LP : Un petit résumé de votre carrière pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus ?

HO : Saint-cyrien (1969-1971), officier du génie, je suis ingénieur militaire et l’essentiel de ma carrière s’est déroulé dans le service des travaux du génie.
Les circonstances m’ont permis de présenter un DEA puis de soutenir une thèse d’histoire militaire, dont le sujet était le général Séré de Rivières, polytechnicien et officier du génie. C’est sous son égide que le système défensif de la France est reconstitué après 1870.
La chance m’a permis ensuite de terminer ma carrière comme conservateur au musée de l’Armée, ce qui m’a mis le pied à l’étrier. C’est là que j’ai connu notamment Bernard Giovanangeli, grâce à qui j’ai pu publier.

Propos recueillis par L. Schang

Henri Ortholan en quelques mots clés

Historiens militaires préférés : Les historiens militaires pour une période donnée sont souvent nombreux et il est difficile de citer un tel ou un tel en raison chaque fois du champ de l’étude. Toutefois, je ne suis pas indifférent aux historiens militaires anglo-saxons (britanniques et américains), dont le regard est certes différent du nôtre, mais toujours plus libre, moins « engagé » pourrait-on dire, sur notre propre histoire.
Militaires préférés : Pour en rester à l’histoire de France, déjà Jeanne d’Arc, car elle fut un grand chef de guerre, puis Turenne, Villars, Vauban, le prince Eugène (Savoie-Carignan), le maréchal de Saxe, bien sûr Napoléon Ier, Leroy de Saint-Arnaud, Niel et aussi, pour les périodes plus récentes, Leclerc et Juin.
Projets de publication : Actuellement, je travaille à un livre sur l’histoire du génie et à un autre sur la Ligne Maginot. M’attend aussi un travail sur l’armée austro-hongroise.
Loisirs : Étant à la retraite, « je n’ai que des loisirs ». Mais quand même : la lecture, certainement, le bricolage d’intérieur, qui est un loisir moins intellectuel, quoique. Mais mon temps est largement occupé par l’Histoire.

Ses livres

Chez Bernard Giovanangeli Éditeur :
Le général Séré de Rivières, le Vauban de la Revanche, 2003, 622 p.
L’Armée de la Loire, 1870-1871, 2005, 256 p.
La guerre sous-marine 1914-1918, 2008, 256 p.
L’Armée de l’Est, 1870-1871, 2009, 224 p.
La bataille de Guadalcanal, 1942-1943, 2010, 256 p.
Chez SOTECA (Hommel Éditions) :
L’Armée du Second Empire, 1852-1870, 2009, 368 p.