Guerres-et-conflits a rencontré Pierre-Marie Léoutre

Vaincre demain ? Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres

Officier de gendarmerie, le lieutenant Léoutre a préparé les concours des écoles militaires au lycée Sainte-Geneviève avant d’intégrer la promotion « Colonel Clostermann » de l’Ecole de l’Air en 2006. Il décide de servir au sein de la Gendarmerie nationale à l’issue de sa scolarité comme officier de renseignement à Salon-de-Provence, et d’intégrer la gendarmerie mobile. A travers Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres, P.-M. Léoutre nous livre un essai qui ambitionne de renouveler et/ou de restaurer une culture géostratégique et stratégique française qui serait oubliée. Cet ouvrage veut d’abord nous pousser à la réflexion, et il s’articule autour de deux axes essentiels aux yeux de l’auteur. D’une part le sens de la stratégie inspirée de Clausewitz, face à l’évolution actuelle des forces armées occidentales ; et d’autre part le cas de la guerre asymétrique ou révolutionnaire, (re)devenue le modèle dominant des conflits armés dans le monde avec pour objectif, les leçons que l’armée française pourrait tirer de ses expériences passées et des expériences internationales contemporaines.

L’auteur analyse le bouleversement des règles d’engagements, en témoigne la démocratisation des guerres asymétriques, qui mettent à mal les théorisations stratégiques occidentales traditionnelles de la guerre, notamment celle du général et théoricien Carl Von Clausewitz, où un choc décisif entre forces armées doit amener à l’émergence d’un vainqueur sur le champ de bataille. Alors que les conflits asymétriques ébranlent le mode de pensée occidental depuis 1945, les armées occidentales, largement nourries par les concepts clausewitziens de la guerre et qui s’en revendiquent, ont été battues dans l’essentiel des conflits de grande ampleur : l’Indochine, le Viet Nam et l’Iraq, dont les Etats-Unis se retirent, en sont des exemples emblématiques. Nombreux sont les cas où il n’est plus possible de l’emporter par un choc décisif, l’adversaire cherchant avant tout justement à l’éviter, d’où la nécessité de s’adapter à cette stratégie d’esquive militaire. Faisant fi des objectifs territoriaux, géographiques ou économiques, qui ont longtemps été déterminants dans la détermination des buts politiques de guerre et dans la conduite supérieure de la guerre, les conflits désormais accaparent les populations comme enjeu majeur, quel que soit son lieu d’habitation. La guérilla ne s’attache pas alors à des objectifs matériels définis, il lui suffit de prouver qu’elle peut infliger des dégâts à l’Etat pour obtenir une victoire morale ou politique ; c’est pourquoi le cœur de la lutte est de détruire l’organisation politico administrative de la guérilla.

Selon Rudyard Kipling, « Il faut chasser le loup d’Afghanistan avec le chien d’Afghanistan ». Aujourd’hui, la guerre contre-insurrectionnelle doit également être une opportunité pour se réapproprier l’arme psychologique, une arme psychologique modernisée et adaptée, essentielle à la victoire. Les règles habituelles de la guerre en Occident n’étant plus valables, l’objectif et l’enjeu de la guerre est désormais la conquête des esprits, c’est-à-dire l’adhésion des populations et des élites locales à la politique proposée par les nations démocratiques et leurs forces armées. C’est pourquoi il devient nécessaire de s’appuyer sur des troupes issues du territoire, qui ne doivent plus être perçues comme une menace mais un atout. Puisque la guérilla s’appuie sur un certains nombre de revendications pour justifier son existence et encourager les complicités ou les ralliements, il est nécessaire de lui ôter sa raison d’être en détruisant ses idéaux, ses valeurs, les fondements de sa lutte. Ces préceptes ne sont pas nouveau, ils ont été de différentes façons longuement développés dans les armées occidentales depuis le milieu des années 1950. Mao Tsé-Toung le relaye lors d’un entretien avec Ferhat Abbas, « c’est en faisant douter le soldat ennemi du bien-fondé de sa cause, et les égarés de l’opportunité de leur option, qu’on met de côté toutes les chances de succès ». Mais le danger serait d’appliquer un calque universel à toutes les situations. Il est toujours préférable de s’adapter avec finesse à l’environnement local, et non de préparer à l’avance un ensemble de décisions et  d’éléments que l’on veut ensuite absolument mettre en place. La reconstruction politique des territoires concernés ne peut ainsi que partir du niveau local, puis s’élever au fur et à mesure que la sécurité publique progresse, de façon à pouvoir reconstruire une administration fiable et respectée. C’est l’émergence d’un pouvoir politique « par le bas », pour impliquer au maximum les populations elles-mêmes.

Le lieutenant Léoutre nous offre, à travers cet ouvrage très didactique mais qui reprend nombre d’idées développées depuis longtemps, plusieurs pistes de réflexions, tirées des expériences de l’armée française mais également des armées occidentales mises en échec lors de conflits asymétriques. Si ce n’est d’un savoir faire global, la France dispose tout au moins d’une solide expérience de ces conflits et de l’utilisation de l’arme psychologique, expérience (que les engagements réguliers entretiennent) qu’elle gagnerait à ne pas oublier mais au contraire à enrichir face à la généralisation de ces formes de guerre. Toutefois, l’auteur attire l’attention du lecteur sur une évolution aujourd’hui envisageable et très risquée, en lien avec la place prise par les sociétés militaires privées,  avec toute la problématique des clauses d’un contrat qui serait passé entre les forces armées et l’Etat qui les finance ces forces armées, au risque d’être réduit à un statut de prestataire de service, à l’instar des Contractors.

En guise de conclusion : évolution, adaptation et réactivité de l’appareil militaire dans son ensemble, voilà les maitres mots de l’essai de P.-M. Léoutre. Pas de vraies nouveautés dans ce texte, mais le rappel “pédagogique” (et une prise en compte de situations plus récentes) à l’attention du plus grand nombre, de notions complexes bien connues d’un public averti.

Bérenger Caudan-Vila

Éditions Le Polémarque, Nancy, 2013, 123 pages, 10 euros.
ISBN : 978-2-9529246-8-9.

L’auteur a bien voulu répondre à quelques questions pour nos lecteurs

Question : Pourquoi en êtes-vous venu à rédiger cet essai ? Quel message voulez-vous faire passer ?
Réponse : J’ai commencé à étudier la problématique des guerres subversives lors de ma scolarité à l’Ecole de l’Air en partant de la même constatation que la plupart des officiers français des années 50-60 : l’on fait des guerres, l’on provoque et l’on subit des pertes et l’on perd. Toujours. Pourquoi ? Ma thèse principale est qu’il faut se réapproprier la doctrine de guerre révolutionnaire en reprenant les auteurs qui l’ont théorisée et appliquée en France entre 1945 et 1965, sans attendre que cette redécouverte se fasse exclusivement par l’intermédiaire des textes doctrinaux américains qui ne s’appuient guère que sur Galula.
Question : A la lecture du livre, nous avons le sentiment que, finalement, tous les éléments évoqués ont été traités par les différents théoriciens français des “guerres subversives” depuis plus d’un demi-siècle. Quelle plus-value voulez-vous apporter aux réflexions antérieures ?
Réponse : A ma connaissance, l’étude de l’application, avec succès, des techniques de guerre révolutionnaire dans les conflits les plus récents n’a jamais été faite. Je pense avoir pu montrer que les outils de guerre révolutionnaire sont utilisés avec succès, de façon plus ou moins consciente, par certaines unités américaines en Afghanistan ou à plus grande échelle lors des « révolutions colorées ». Ces exemples nous démontrent comment au XXIe siècle, les recettes des années 50 fonctionnent encore, voire même mieux qu’à l’époque grâce aux mass-media. J’ai également tenté de montrer comment l’idéologie djihadiste a pu prendre le relai du communisme dans un outillage doctrinal de guerre révolutionnaire qui n’a pas changé. Lacheroy et Hogard n’ont jamais été aussi pertinents qu’en 2013 et ne sont plus lus.
Question : Entre les expériences passées (période de décolonisation en particulier) et les engagements les plus récents, quelles sont les différences que vous identifiez et les points de convergence qui vous paraissent importants ?
Réponse : Le point le plus important dans l’utilisation des outils de guerre psychologique est le développement des media qui touchent maintenant pratiquement toutes les populations en un temps minimal. L’autre point à souligner, c’est la disparition des sanctuaires intouchables pour les guérillas : rares sont les pays qui parrainent complètement une guérilla et lui offrent une zone où elle peut se développer jusqu’à mettre en place une armée régulière. Une guérilla ne peut plus atteindre le dernier stade où elle dispose d’un corps de bataille capable d’affronter celui des loyalistes. On ne verra plus de Dien Bien Phu.
Enfin, la convergence majeure est que la totalité de la grille d’analyse de la doctrine de guerre révolutionnaire se vérifie dans tous les engagements que connaissent actuellement les armées occidentales.
Question : Au-delà des aspects militaires, bien sûr essentiels sur le terrain au quotidien, la réponse n’est-elle pas avant tout une question de détermination politique et une solution quelconque ne réside-t-elle pas dans la nécessité de se donner du temps ?
Réponse : Le facteur temps est très important car l’application des armes psychologiques est plus longue que la destruction de la cohésion des unités ennemies. « L’entrée de théâtre » est souvent rapide et sans coup férir (Indochine, Afghanistan, Mali,…), c’est après que la situation se corse. Le militaire doit donner une solution au politique. S’il n’y en a pas, il lui faut expliquer pourquoi ou quel sera le prix politique, économique ou humain à payer. Malheureusement, je ne suis pas certain que l’outil militaire actuel soit préparé à une guerre révolutionnaire et que le militaire puisse offrir une solution victorieuse au politique.
Question : Comment serait-il possible de faire évoluer cet outil ?
Réponse : Un de nos cadres à Salon de Provence nous avait conseillé de lire L’étrange défaite de Marc Bloch une fois par an. Faire de cette lecture une obligation me semble être un premier pas des plus salutaires.
Merci pour ces précisions, et plein succès pour vos prochains projets.

Pierre-Marie Léoutre. Source : guerres-et-conflits.over-blog.com