François Cochet : « L’interculturalité des armes est déjà une réalité »

François Cochet :  « L’interculturalité des armes est déjà une réalité »Première image : 1941, casque relevé, col ouvert, une bande de mitrailleuse sur les épaules, un sous-officier allemand progresse prudemment dans les faubourgs de Smolensk, son pistolet Luger P08 à la main.

Deuxième image : 1978, accroupi dans les herbes hautes, en short et t-shirt, un scout rhodésien barbu à souhait attend les ordres appuyé sur son FN FAL, « le fusil du monde libre », repeint pour l’occasion.

Troisième image : 2010 au fort Restrepo, en Afghanistan, le servant de la mitrailleuse Browning calibre 50 ne se donne même plus la peine de balayer les douilles amoncelées sur le sol, il dort dedans.

Dans les trois cas, le combattant s’efface derrière son arme sous l’œil de l’objectif. Déjà en 1920, Ernst Jünger parlait de l’inversion du rapport homme/outil, le premier passant au service du second, comme d’un retournement dialectique capital pour la compréhension du nouveau siècle.

Dans un livre original et fourmillant d’informations, l’historien François Cochet pose la question de savoir ce que le progrès technique a changé chez l’homme en guerre. Sans jamais verser dans la théorie sociologique ou la psychanalyse de caserne. Anthropomorphisme de l’outil, comme le chevalier attribuait un nom à son épée, il ressort de ces 300 pages plaisantes à lire que le combattant moderne entretient avec son arme une relation plus complexe qu’il n’y paraît. Ceux en âge d’avoir connu le service militaire obligatoire se souviennent encore des paroles de l’adjudant : « Ton fusil est ton meilleur ami. Prends soin de lui comme tu voudrais qu’il prenne soin de toi. »

Entretien

LP : Ni histoire-guerre ni histoire-bataille, dans quelle optique situeriez-vous plutôt votre démarche d’historien ?

Sur le long terme d’une carrière, j’ai d’abord commencé à m’intéresser aux civils en guerre (thèse de IIIe cycle en 1983 sur les Rémois pendant la Grande Guerre), puis aux prisonniers de guerre (HDR de 1996). Depuis une dizaine d’années, j’essaie d’approcher les comportements des combattant confrontés aux évolutions du feu de l’ennemi dans les différentes formes de combats contemporains (programme de recherche MSH-Lorraine 2010-2013 : « L’expérience combattante, 19e-21e siècles »). Pour ce faire, il me faut ne pas négliger les apports, nécessaires mais pas suffisants, de l’histoire-bataille, tout en intégrant la pensée de la guerre, comme phénomène anthropologique. Les apports de l’histoire bataille sont nécessaires, dans la mesure où il faut connaître le plus précisément les conditions d’engagement des combattants, mais ce sont bien les réactions de ces derniers face à des nouveautés technologiques mais aussi des invariants (la peur, la camaraderie combattante) qui sont au cœur de ma démarche.

LP : En partant de son arme pour étudier le comportement du soldat au feu, vous interrogez le progrès technique en tant que moteur de l’histoire. Ceci étant, vous l’écrivez, l’attitude du combattant à travers les âges reste guidée par les mêmes émotions, les mêmes gestes, acquis ou innés. Cela n’entre-t-il pas en contradiction avec la thèse centrale de votre livre ?

Synthèse plus que contradiction. Le progrès technique change incontestablement les conditions d’engagement des combattants. Qui imaginerait aujourd’hui mobiliser trois millions d’hommes (« de baïonnettes ») comme en août 1914 ? Les combats actuels se mènent avec des effectifs réduits, mais des puissances de feu considérables. Pourtant, les capacités adaptatives des combattants ressortent toujours des mêmes catégories mentales depuis que la guerre existe (néolithique) : peur à dompter, entraînement à perfectionner, armes à apprivoiser.

LP : Vous parlez du développement cyclique et non linéaire de la technologie militaire. Qu’entendez-vous par là ?

Certaines armes actuelles sont la reprise de modèles jugés totalement dépassés à un moment donné. Le canon d’artillerie lisse, abandonné depuis les années 1850, est à nouveau en service aujourd’hui sur certains types de chars, car c’est l’obus lui même qui est stabilisé. Les canons équipant les hélicoptères de combat (en 25 ou 30mm) reprennent totalement le principe de la mère de toutes les mitrailleuses, la Gatling et ses canons rotatifs. Certains principes de fonctionnement, que l’on croyait dépassés à un moment sont donc périodiquement redécouverts, à la lumière d’autres améliorations techniques.

François Cochet :  « L’interculturalité des armes est déjà une réalité »

LP : Si je vous comprends bien, l’AK-47, par exemple, synthétise l’appareil de production soviétique autant qu’il symbolise l’idéologie qui le sous-tend.

L’AK-47 représente pour moi une triple histoire :

– l’histoire d’une copie d’une arme allemande (le Sturmgewehr 44) que les Soviétiques s’approprient.

– les capacités étonnantes de production massive du système soviétique. On sait aujourd’hui que seul le domaine militaro-industriel fonctionnait convenablement, mais ceci est une autre histoire. N’ayant en tout cas pas à se préoccuper de la notion de prix de revient et encore moins de revendications salariales, la « Kalashnikov » a pu être produite à des millions d’exemplaire. Sa rusticité et ses normes de fabrication assez « souples » en font une arme facile à manier et fiable.

– par le jeu de la Guerre froide et des combats qui y sont liés (décolonisations, terrorismes) elle devient un symbole politique.

LP : En tant qu’universitaire, vous ne craignez pas de puiser votre documentation dans les magazines dits de militaria. Que vous inspire le réel succès de ces publications, surabondantes dans les kiosques ?

Je suis en effet un des rares universitaires à « oser » les références au militaria. Les auteurs de ce type de publication sont des vrais érudits dans leur genre. Ils savent tout du moindre détail des armes et c’est en cela que leur savoir m’intéresse, puisque je travaille sur ceux (les combattants) qui sont amenés à se servir de ces armes. Le succès de ce type de publication signifie sans doute que plus la réglementation sur les armes est pointilleuse, plus une demande s’exprime par compensation.

François Cochet :  « L’interculturalité des armes est déjà une réalité »LP : Après vous avoir lu, on ne peut s’empêcher d’être sceptique devant le développement des nouveaux systèmes d’armes tels que le programme français FÉLIN, dont la dotation a commencé en Afghanistan.

Toute arme a besoin d’être testée, en « grandeur  nature ». Le FÉLIN n’échappe pas à la règle. À partir du moment où le soldat se fait rare, il faut le  « surdoter », au risque de lui faire perdre sa rusticité. La notion de « retour d’expérience », me semble en tout cas bien plus développée aujourd’hui qu’au moment de la Grande Guerre.

LP : Un appel d’offres a été lancé pour remplacer le FAMAS en service dans l’armée française depuis trente ans. On peut regretter qu’aucun armurier français ne soit en lice. En même temps, vous rappelez que l’armée américaine n’a pas craint de remplacer son Colt 45 par le Beretta italien. Si l’avenir de la guerre passe par la privatisation des armées, qu’en est-il selon vous de l’industrie militaire ?

Le problème de l’armurerie française est qu’elle a longtemps été aux mains de l’État.  Dans les manufactures d’État (Tulle, Issy-les-Moulineaux, Saint-Étienne) quel est le statut des « ouvriers d’État » ? En tenant compte non pas des difficultés politiques que cela représente, mais simplement des coûts de revient, la fabrication d’un fusil d’assaut spécifiquement français se justifie-t-il encore ? De nombreuses forces spéciales françaises sont d’ores et déjà équipées de fusils d’assaut Heckler und Koch. Les munitions du FAMAS ne sont plus fabriquées en France depuis plusieurs années, mais achetées aux États-Unis, en Italie (Fiocchi), mais aussi en Arabie et… en Israël. L’interculturalité des armes est déjà une réalité.

Propos recueillis par L. Schang

François Cochet, Armes en guerre, XIXe-XXIe siècles. Mythes, symboles, réalités, Paris, CNRS Éditions, 2012, 317 pages.

François Cochet en quelques mots clés

Agrégé d’histoire (1978), Docteur de troisième cycle (1983). Docteur en histoire (1989). Habilitation à diriger les recherches (1996). Professeur des universités (Histoire contemporaine) à l’Université de Lorraine (Metz). Auteur de sept ouvrages issus de ses recherches, de neuf manuels universitaires et directeur de douze ouvrages collectifs.

Historiens militaires préférés : Stephen Ambrose, Jacques Frémeaux, Rémy Porte.

Militaires préférés : Lyautey, Leclerc.

Projets de publication : Un dictionnaire de la guerre d’Indochine (Laffont), un ouvrage sur la guerre 1914-1918 (Perrin), un ouvrage sur le métier de soldat (A.Colin).

Loisirs : musique, chasse.

Ses livres

  • Rémois en guerre – 1914-1918, L’héroïsation au quotidien, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993
  • La Première Guerre mondiale, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005
  • Survivre au front 1914-1918, Les Poilus entre contrainte et consentement, Paris, Éditions SOTECA, 2008
  • Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, avec Rémy Porte, Paris, Éditions Robert Laffont, 2008