Elsass-Lothringen: l’épopée imaginaire des corps-francs alsaciens-lorrains

Il y a les écrivains qui désespèrent de n’être jamais reconnus du grand public, et il y a ceux qui tirent une fierté toute stendhalienne de leur statut de paria des lettres. Pour l’avoir approché, je puis affirmer que Jean-Jacques Mourreau se situe résolument dans la seconde catégorie. Le Savernois, qui collabora à Spectacles du Monde et au Figaro Magazine, se fait plutôt rare en librairie, malgré un talent tôt révélé (Les Chevaliers Teutoniques, Balland, 1971) et un exil francilien qui le met à quelques stations de métro des éditeurs parisiens. À l’occasion du dixième anniversaire d’Un été rhénan, son grand roman, Le Polémarque a ressorti de ses archives l’article qu’on va lire, inspiré – au sens barrésien du mot – de sa lecture enthousiaste. En attendant, qui sait ? une réédition bienvenue. (Cet article est paru une première fois en 2001 dans La Revue Lorraine Populaire.)

Vosges du Nord, été 1919. Le Wasgau ressemble à un tableau de Caspar David Friedrich. À Saverne, autrefois ville épiscopale où trône au cœur de la cité l’ancienne résidence des princes évêques de Strasbourg, transformée par les Français en caserne, la marche de Sambre et Meuse a remplacé Die Wacht am Rhein, le bleu-blanc-rouge des vainqueurs les trois couleurs impériales schwarz, weiss und rot. L’Alsace, la Moselle sont et ont toujours été françaises, ainsi en a décidé le commissariat général d’Alsace-Lorraine, et Barrès, le chantre du nationalisme jacobin, s’empresse de le faire savoir à tous. Sur place, la francisation à marche forcée fait son œuvre pour effacer toute trace d’identité germanique au défunt Reichsland ; le « dégermaniser ».

En Europe centrale aussi, le monde d’hier n’est plus. Les familles régnantes Hohenzollern et Habsbourg-Lorraine abattues, les Empires s’écroulent et laissent le champ libre à la révolution. Dépouillée au profit de ses voisins, l’Allemagne sombre dans l’anarchie. Entre Rhin et Moselle, les autorités françaises, convoitant la Sarre, le Luxembourg et la rive gauche du Rhin, agitent le drapeau du séparatisme rhénan. Dans leur exil, le Kaiser Wilhelm II et son fils le Kronprinz ont trouvé refuge aux Pays-Bas, où ils savent que la reine Wilhelmine, cousine de l’Empereur déchu, s’opposera à ce qu’on les traduise en justice.

Dans Berlin en fusion, les Brigades Ehrhardt et Loewenfeld, héros des corps-francs du Baltikum, ont tenté sans y parvenir de s’emparer du pouvoir en vue de rétablir l’ordre et l’autorité à l’intérieur des frontières du Reich. Mais leur échec n’a pas été vain. Partout dans le pays, la nécessité d’une contre-révolution s’impose comme l’ultime recours aux malheurs du temps. Sûre que l’Allemagne se dressera contre le Diktat comme hier la Prusse contre Napoléon, une génération d’hommes issus du front se lève, pour qui la guerre continue. Qualifiés d’extrémistes par la république de Weimar, eux pensent au Wehrwolf d’Hermann Löns, écrivain lui aussi fauché en septembre 1914. « Ich hatte einen Kameraden… »

Destins croisés, joués au hasard d’une rencontre, vies jetées sur les routes, l’époque troublée est propice aux conjurations. De ce côté-ci du Rhin, de jeunes âmes enflammées ont elles aussi pris la mesure des événements qui se déroulent dans le Vaterland. A Strasbourg et Metz vidés de leur garnison, ce sont la faim, la peur de la révolution et le besoin d’ordre des femmes qui ont accueilli les Français chargés de pain blanc à bras ouverts. Pas les cœurs.

Or donc, en ce bel été de 1919, une poignée d’irrésolus se réunit sur les hauteurs qui surplombent Phalsbourg, au nord de Saverne, dans cette forêt où le Kaiser aimait à venir chasser. Albrecht, ancien maître d’armes à la cour des princes du Liechtenstein, est là. Alexander von Jungblutt, officier d’état-major sous l’uniforme des uhlans tête de mort, également. Fritz Hauser, gaillard à la barbe rousse ayant servi dans la Kriegsmarine, comme beaucoup d’autres Alsaciens-Lorrains, est venu. Gagné au socialisme, mais à un socialisme soldatique, il a pris part à la révolution rouge de Strasbourg en novembre 1918. Sont également présents Heinz Eggert, étudiant en philologie à Heidelberg, lecteur de Stefan George et d’Hofmannsthal, accompagné de camarades dont ne nous sont restés que les prénoms : Florian, Wolfgang, Klaus. Ensemble, ils fondent l’honorable confrérie des Waldbruder et forment le projet fou d’enlever le Kaiser, qui vit retiré à Doorn. L’Allemagne est indissociable de l’idée d’Empire, et le Kaiser reste le symbole vivant de l’Allemagne. Qu’à cela ne tienne. Libérons-le et rendons-le aux Allemands ! L’instigateur de l’enlèvement, appelons-le Hans Zorn, s’est distingué pendant la guerre en Ukraine et en Lituanie. Titulaire de la croix de fer de première classe, né de père alsacien mais de mère badoise, Zorn a déjà été inquiété une première fois pour ses relations supposées avec le « trio badois », Rapp, Ley et Muth, tous trois déportés à vie par la cour d’assises du Bas-Rhin et réfugiés à Baden-Baden, où ils ont constitué le Comité exécutif d’une « République neutre d’Alsace-Lorraine » réclamant le droit à l’autodétermination par référendum. Dans le lointain, un cerf des Carpates occupé à paître se redresse et exhibe ses bois en signe d’approbation.

D’août 1914 à novembre 1918, 380 000 Alsaciens-Lorrains ont combattu sous l’uniforme feldgrau, dans toutes les armes. 50 000 sont morts, sur terre, dans les airs ou en mer. Et il faudrait taire leur sacrifice parce qu’ils étaient du côté des vaincus ! Nos Waldbruder s’y refusent. Eux savent que les Altdeutsche (les Allemands arrivés après 1870) expulsés en 1918 ne ressemblent en rien aux caricatures du « méchant Boche » du dessinateur francophile Hansi. C’est en leur nom à tous qu’ils donneront l’estocade qui réveillera les consciences assoupies.

Se procurer des armes. Ayant pris mèche avec les hommes d’Ehrardt, Zorn et sa bande s’introduisent nuitamment dans un dépôt de munitions et volent Mauser et grenades à manche. La police aux trousses, ils se réfugient dans le Palatinat. De là, ils entendent bien fomenter une « guerre de libération » sur le modèle des corps-francs du major Lützow. Mais la cavalcade sera de courte durée. Dès la guerre terminée, la première hâte avait été de revenir à la vie d’avant, au commerce et aux affaires, au travail de la terre. Personne ne voulait plus punir les «criminels de novembre». Oublié le Kaiser, le peuple avait appris à s’accommoder de l’occupation française. Cela, seuls nos ardents Walbruder ne l’avaient pas compris. Ne leur restait plus dès lors qu’à se dire adieu et à s’égailler dans la nature, chacun de son côté. De Vienne, Albrecht participera à la dernière tentative de l’Empereur-roi Karl de reconquérir le trône de Hongrie, avant de s’exiler en Argentine. Alexander combattra en Silésie puis partira dans le Sud-Ouest africain. Fritz rejoindra Berlin où il s’engagera dans le jeune parti national-socialiste après avoir été des résistants de la Ruhr. Les étudiants menés par Heinz reprendront leurs études là où ils les avaient laissées. Hans, toujours dans le dessein de servir la cause de l’Alsace-Lorraine, se fera traducteur à Freudenstadt, à la lisière de la Forêt-Noire et de la Souabe. Avant de céder à un vieil atavisme et de s’enfoncer, toujours plus loin, dans les terres de l’Est.

De ce qui vient d’être raconté, rien n’est vrai, et cependant tout est aussi vraisemblable que dans Les réprouvés d’Ernst von Salomon. C’est dire les talents de plume de Jean-Jacques Mourreau, écrivain nostalgique et romantique à souhait. Elsässer-Lothringer, en somme.

 L. Schang

Jean-Jacques Mourreau, Un été rhénan, Anglet, Atlantica-Séguier, 398 pages.

Légende de l’illustration : À Göttingen, monument au 4. Lothringisches Infanterie-Regiment Nr. 136, 1887-1918 (source : Bundesarchiv)