Croix de bois, Croix de fer…

L’un (le General der Panzertruppen Hermann Balck) devint magasinier puis représentant de commerce, après avoir commandé 700.000 hommes sur tous les fronts. Celui-ci (l’Oberst „Panzergraf“ Hyazinth Graf Strachwitz von Groß-Zauche und Camminetz) passa sans transition de général de la 1re Panzerdivision à conseiller technique de l’armée syrienne. Cet autre, simple lieutenant lors de l’attaque contre la Pologne (le général de corps d’armée Theodor Tolsdorff), rendu à la vie civile, se fit conducteur de bus pour pouvoir la gagner. Celui-là encore (le général Hasso-Eccard Freiherr von Manteuffel) fut reçu à West Point avec les honneurs dus au dernier commandant de la 3e armée de panzers, au parlementaire libéral-démocrate au Bundestag et à l’organisateur de la nouvelle Bundeswehr.

Si la locution latine Sic transit gloria mundi, « Ainsi passe la gloire du monde », s’applique à notre période, c’est bien aux récipiendaires de la distinction suprême de la Wehrmacht, la Croix de fer avec feuilles de chêne, épées et diamants, vingt-sept, pas un de plus, qu’elle s’adresse. Mit Schwerten und Brillanten : c’est aussi le titre original des vingt-sept portraits rassemblés dès le milieu des années cinquante par le journaliste ouest-allemand Günter Fraschka pour célébrer l’héroïsme exemplaire de ces soldats. Jusqu’ici, L’Honneur n’a pas de frontières, sa traduction française, parue aux Éditions France-Empire en 1970, se négociait autour de cinquante euros sur le Net. Quand un vendeur en ligne avait réussi à se le procurer ! Un temps de disette aujourd’hui révolu, grâce à l’heureuse initiative d’un éditeur indépendant, L’Homme Libre, dont il convient ici de saluer le dynamisme (1). Une réédition de luxe s’il vous plaît : couverture reliée, papier glacé, 300 photos noir et blanc.

Autre époque, autre monde. Imagine-t-on un jeune adulte, t-shirt Diesel et jean taille basse, aller fêter sa 300e victoire aérienne au kebab d’à côté ? Les chaussures Converse n’ont jamais fait bon ménage avec la Croix de chevalier de la Croix de fer – question d’esthétique. Erich Hartmann, lui, avait vingt-deux ans et deux mois lorsqu’il abattit en 1944 son trois centième appareil ennemi aux commandes du Bf 109 « Karaya ». Ce qui fait de lui l’as allemand le plus crédité de la Deuxième Guerre mondiale. Vingt-deux ans ! Au reste, les pilotes de la Luftwaffe se taillent sans surprise la part du lion au palmarès, suivis en toute logique des grands capitaines de la Panzerwaffe. Des noms connus défilent : Mölders, Galland, Marseille, Nowotny ; Rudel, pour qui fut créée la Croix de fer avec feuilles de chêne et épées en or (savoir qu’à l’instar de Galland, ses mémoires furent publiées en 1954 par Marabout dans la collection junior a de quoi laisser songeur, là aussi), Kesselring ; certains le sont moins, tel cet Hermann Graf, tellement passionné de football qu’il constitua sa propre équipe, les « Chasseurs rouges », avec les pilotes de son escadrille, ou le chasseur de nuit Helmut Lent, l’homme aux mille sorties, 110 victoires homologuées, tué à cause d’une bête panne de moteur. Je soupçonne d’ailleurs le scénariste de la bande dessinée Le Grand Duc (deux albums parus, le troisième est attendu) de s’en être plus ou moins inspiré.

On reste confondu devant tant de vaillance prodiguée. Quand les Alliés rapatriaient d’office leurs as dès la cinquième victoire obtenue pour leur confier l’instruction des jeunes pilotes, les aviateurs allemands pratiquèrent jusqu’au bout une guerre « sportive », rythmée par les exploits individuels de quelques-uns. Avec aussi cette conséquence sur le plan tactique qu’à la fin du conflit, la Luftwaffe se vit contrainte de confier ses chasseurs à réaction Me 262 à des pilotes inexpérimentés, peu ou pas formés.

Les troupes au sol ne déméritèrent pas, elles non plus, les panzers en tête, ce qui nous vaut une série de tableaux très vivants où feu l’esprit de la Prusse domine (note pour moi-même : me procurer le livre Profils prussiens de Sebastian Haffner aux Éditions Gallimard). J’ai déjà mentionné les noms de Strachwitz, le héros de l’Annaberg pour ceux qui auraient lu Les Réprouvés, et Manteuffel. Citons le maréchal Model, suicidé le 21 avril 1945, afin qu’il ne fût pas dit qu’un maréchal allemand avait été fait prisonnier par le vainqueur, et le général von Saucken, descendant des Teutoniques, dont le sort voulut qu’il fut chassé de ses terres, conquises sept siècles plus tôt, par les mêmes Soviétiques avec lesquels il avait collaboré avant guerre à l’élaboration de la doctrine des chars (2)…

Je pourrais encore vous raconter la mort absurde de l’officier de marine Wolfgang Lüth, avec Albrecht Brandi le seul sous-marinier titulaire des épées et diamants, mais arrêtons-nous là.

Il ressort de cette galerie de chefs, dont la plupart se révélèrent au combat, un sens aigu du devoir et de la camaraderie, bien perçu en son temps par le colonel Rémy dans son avant-propos, et l’impression que pour beaucoup, les années de guerre ne furent pas les pires qu’ils eurent à endurer.

 L. Schang

Günter Fraschka, L’Honneur n’a pas de frontières, Éditions de L’Homme Libre, 409 pages

(illustration : In Bluer Skies, une curiosité tout droit sortie des années 80, ou les dernières heures de vol de Hans-Joachim Marseille en bande dessinée)

(1) L’Homme Libre s’était précédemment signalé par un véritable tour de force : la publication de L’Épopée des corps francs, vaste enquête menée par Ernst von Salomon auprès des vétérans de cette équipée, qui fournit en son temps à Dominique Venner la matière de son meilleur livre. 672 pages, 500 illustrations et photos, etc.

(2) Un jour peut-être, un éditeur se dévouera-t-il pour traduire Die Geschichte der deutsche Panzerwaffe 1916 bis 1945 du général Nehring, indispensable sur le développement de l’arme blindée allemande pendant l’entre-deux guerres.