Coutau-Bégarie / Schaumburg-Lippe / Langendorf

On ne présente plus l’œuvre magistrale du professeur Hervé Coutau-Bégarie, directeur de recherches au CID, directeur d’études à l’EPHE, directeur de publication de la revue « Stratégique », historien militaire et stratégiste, spécialiste de la guerre navale (L’histoire maritime en France, La lutte pour l’empire de la mer, L’Évolution de la pensée navale, Géostratégie de l’océan Indien, etc.) et auteur en 2009 de L’Amérique solitaire ? Les alliances militaires dans la stratégie des États-Unis (Economica, coll. Bibliothèque Stratégique).

Le Collège Interarmées de Défense a eu la bonne idée de mettre à la disposition des internautes quatre de ses communications, lesquelles par la diversité des thèmes abordés forment une excellente introduction à son travail théorique.
Deux textes ont plus particulièrement retenu notre attention.
Daté de 2003, l’année de l’entrée en vigueur du Traité de Nice, l’article « Unité et diversité des cultures stratégiques en Europe » reste très actuel sur le fond. H. Coutau-Bégarie s’interroge en effet sur la crédibilité d’une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dépourvue d’une Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et d’un Livre blanc européen plus conséquents : « On se heurte ici au problème central qui ne peut être éludé : la défense est, plus encore que la mémoire, l’attribut suprême de la souveraineté, ultima ratio regum. L’Europe de la défense n’existera vraiment que le jour où l’Europe sera pleinement une entité politique, quelle que soit sa forme juridique. »
Ce constat posé, l’auteur analyse ensuite les différences culturelles qui président au niveau national à la détermination des options stratégiques : le Français, son goût du geste chevaleresque et de la manœuvre, son habitude d’embrasser l’ensemble des problèmes à la fois ; l’Allemand et sa préférence pour la stratégie et le choc, qui le portent à étudier chaque question l’une après l’autre, etc.
Des différences qu’on retrouve en opération extérieure (Opex) dans le rapport entre les militaires et les populations locales : les Européens du Nord, luthériens, en retrait, voire distants, les Européens du Sud, latins et catholiques, soucieux au contraire de se mêler aux autochtones. Inutile de vouloir lutter contre, prévient Coutau-Bégarie. « Il n’y aura pas de soldats européens, tant qu’il n’y aura pas d’Européens tout court et l’on sait parfaitement que l’idée d’un citoyen européen débarrassé de ses idiosyncrasies nationales est une pure chimère. »
Reste la question de la place des forces armées européennes à l’intérieur du commandement de l’Otan. Coutau-Bégarie y répond partiellement en invitant nos stratèges à se replonger dans les grands écrits militaires du passé. L’étude de la HMA (Histoire Militaire Ancienne) valant bien la RMA (Revolution in Military Affairs) des Américains, à moindre frais qui plus est.

Le deuxième texte, « De Schaumbourg-Lippe à Jomini. Mutation de l’art de la guerre et mutation de la théorie de la guerre », plus historique, revient sur l’origine de deux notions clés du lexique militaire : les mots tactique et stratégie. Du premier, le lecteur apprendra ainsi qu’il remonte aux guerres de la Renaissance et à la réapparition, après plusieurs siècles d’éclipse, d’une infanterie disciplinée, constituée de troupes soldées, sur le champ de bataille. Quant à la stratégie entendue dans son acception moderne, si on doit sa définition au chevalier de Folard (1669-1752) – Découvertes sur la guerre, Traité de la colonne et de l’ordre profond – le mot tardera à s’imposer. Napoléon lui-même ne l’employant qu’une fois dans ses Mémoires.
Pas de génie sans précurseurs, pas de théoriciens révolutionnaires sans héritage conceptuel bien compris. Si aujourd’hui, Clausewitz et Jomini sont reconnus à bon droit comme le binôme fondateur de la pensée stratégique moderne, Hervé Coutau-Bégarie exhume un stratège injustement oublié, le comte Friedrich Wilhelm Ernst zu Schaumburg-Lippe (1724-1777), à qui il rend un hommage appuyé : « une place particulière peut être réservée à cet Allemand devenu maréchal des armées de Sa Majesté Très Fidèle le comte de Schaumbourg-Lippe. Ses Méditations militaires mériteraient d’être classées au même rang que les Œuvres de Folard ou de Guibert, mais il eût fallu pour cela qu’il acceptât de les publier. Malheureusement, comme beaucoup de grands seigneurs de son temps, il en a réservé la lecture à un petit nombre d’initiés, ce qui l’a privé de sa gloire intellectuelle. Aujourd’hui il commence à sortir de l’oubli grâce aux travaux d’un érudit allemand, Curdt Ochwaldt. « Malgré son audience réduite (qui serait d’ailleurs à nuancer : il a été le maître de Scharnhorst, sans lequel la fermentation allemande des années 1790-1810 n’aurait probablement pas eu lieu) il mérite d’être considéré comme un moment clé de la pensée militaire, car il est l’un des premiers à s’élever à une véritable réflexion stratégique détachée de la tactique, avec ces intuitions qui préfigurent Clausewitz. »
À noter aux Éditions CHPM/ISC, la parution, annoncée pour 2011, des Écrits prussiens d’un autre érudit, l’écrivain et historien militaire suisse Jean-Jacques Langendorf, à notre connaissance le premier inventaire exhaustif des penseurs de la guerre prussiens, de Frédéric II à Alfred von Schlieffen. Nul doute que Schaumburg-Lippe y trouve enfin la place d’honneur qui lui revient.
La HMA, on vous dit !

L. Schang

(tableau : F.W.E. Graf zu Schaumburg-Lippe, par Joshua Reynolds, huile sur toile, 1767)

Pour accéder aux articles, cliquez sur ce lien :
http://www.college.interarmees.defense.gouv.fr/spip.php?rubrique82

* Toujours aux Éditions Economica vient de paraître sous sa direction Stratégies irrégulières, imposant volume collectif de près de 900 pages, qui reprend un précédent dossier de la revue « Stratégique », augmenté de nouvelles contributions.