Colonel Givre : « Au début, les Américains ont cru à des forces spéciales ! »

Vallée d’Alasaï, province de Kapisa, Afghanistan. L’aiguille de la montre indique trois heures du matin ce 14 mars 2009 au TOC de Tangab, lorsque le colonel Le Nen, du 27e Bataillon de chasseurs alpins, donne l’ordre aux 800 hommes de la Task Force Tiger de faire mouvement vers l’est. Leur objectif : sécuriser le village d’Alasaï, depuis trois ans aux mains d’un chef de guerre local dénommé Shaffaq. On estime à 200 le nombre d’insurgés présents dans le secteur. Situé à l’intersection des trois vallées d’Alasaï, de Spé et de Skent, Alasaï est en termes militaires un nœud de fixation qui barre l’accès aux autres vallées de la Kapisa. Les pick-up du 1er kandak du colonel Hussein s’engagent dans le noir et l’air froid sur la route Tangab-Shekut, épaulés par les VAB du capitaine Minguet. À cette heure, les hélicoptères Chinook de l’armée américaine ont déjà déposé les commandos de la 4e compagnie du capitaine Gruet sur les crêtes sud et est de la vallée. Premiers échanges de tir à l’entrée du village de Shekut ; sur les hauteurs, ce sont les mitrailleuses calibre 12,7 des chasseurs alpins qui donnent la réplique aux fusils Dragunov des snipers rebelles. Shekut investi, la colonne progresse en direction de Darwali. Les combats s’intensifient et les trois AMX-10 RC français entrent alors en action. Leurs canons associés aux lance-missiles Milan arrosent les façades des maisons tenues par les djihadistes, qui se replient sous le déluge de coups portés. Enfin, à 8 heures du matin, Alasaï est atteint. La bataille dans le bazar et les ruelles va durer une journée. Sur la face septentrionale de la vallée, le « château fort », ce sont les mortiers de l’artillerie française, guidés par la rotation incessante des hélicos, qui pilonnent les snipers terrés dans les grottes. Deux assauts sont encore refoulés à 18 heures (le coup au but d’un RPG-7 fera la seule victime française d’Alasaï, le caporal Belda, tué dans le cockpit de son VAB), puis les tirs cessent vers 21 heures. Sur ordre du colonel Le Nen, les chasseurs alpins décrochent de 200 mètres, afin de ménager une sortie à l’ennemi. Sporadiques, les combats du lendemain ne modifieront pas le cours de la bataille. Le village et la vallée d’Alasaï sont sous le contrôle du GTIA Kapisa. Les Talibans ont perdu quatre-vingt des leurs dans l’opération.

Une bataille de référence, Alasaï l’est aussi devenue de par la singularité du colonel Le Nen, un alpin qui sut mettre à profit les principes tirés de son livre Guerre en montagne : Renouveau tactique, coécrit trois ans auparavant avec deux autres officiers de montagne retour d’Afghanistan, les  lieutenants-colonels Givre et de Courrèges. Un manuel révisé à son tour à la lumière du retex d’Alasaï. Pierre-Joseph Givre a succédé au colonel Le Nen à la tête du 27e BCA à l’été 2009. Aujourd’hui colonel, ce cyrard passé par l’École Militaire de Haute Montagne (EMHM) et l’École de Guerre revient sur l’engagement des troupes de montagne en Afghanistan.

L. Schang

 

1er PRINCIPE : LA PRÉPARATION AUX CONDITIONS DE

L’ENGAGEMENT, PHYSIQUE, MORALE, TECHNIQUE, TACTIQUE

 

LP : Mobilité réduite, vitesse diminuée, absence de surprise, espaces de manœuvre limités, nivellement des performances : autant de caractéristiques tactiques propres à la guerre en montagne déclinées dans votre livre. Mais est-ce toujours le cas quand on examine la profusion des matériels déployés en Afghanistan, y compris la 3D ? Pratiquement, à Alasaï, la verticalité a été déjouée par le recours au binôme blindés lourds/légers dans la vallée-hélicoptères de combat sur les crêtes.

C’est complètement le cas, parce que la géographie – géographie au niveau du relief, géographie humaine et climatique – reste un paramètre tactique essentiel, qui nivelle les capacités technologiques. Plus encore que dans la plaine, le paramètre météorologique est prégnant en montagne. À partir de l’analyse géographique, favorable ou défavorable, on détermine l’articulation entre les moyens et les hommes. Par exemple, il n’est pas possible de tout baser sur l’emploi des hélicoptères ou des aéronefs en général. Leur performance peut-être considérablement altérée par l’altitude où les conditions météorologiques potentiellement extrêmes en montagne. Ce qui signifie aussi qu’il faut être prêt à différer une opération à chaque instant.

Quant aux blindés, le relief escarpé limite leur champ d’action aux axes principaux, c’est-à-dire au fond des vallées. Sur un théâtre comme l’Afghanistan, les blindés à eux seuls n’emporteront jamais la décision. Dans la réflexion générale des années 90, le « AirLandSea Battle concept », les facteurs humain et terrain ont trop souvent été négligés au profit du tout technologique. Or, si la guerre modélisable sur ordinateur, avec sa puissance de feu imparable, a pu être transposée avec succès dans le désert d’Irak, elle est inopérante dans les montagnes afghanes.

Il ne faut pas l’oublier, la guerre est d’abord un affrontement des volontés, ce n’est pas une science exacte mais une science sociale, avec l’homme en son centre. Maintenant que le mythe de la RMA a vécu, nous savons que la technologie est incapable de percer par elle-même l’ensemble des brouillards de la guerre. Tout indispensable qu’elle est, la technologie n’est pas là pour se substituer à l’homme mais pour appuyer son action.

 

2e PRINCIPE : L’UBIQUITÉ, « SIDÉRER L’ENNEMI

PAR UNE MENACE TOUS AZIMUTS »

 

LP : Avant vous, la principale contribution théorique (et française) à l’art de la guerre en montagne avait été le fait du lieutenant général Pierre-Joseph de Bourcet, dont la première édition des Principes de la Guerre de Montagnes date de 1775. Son traité peut-il être encore considéré comme une source d’inspiration valable, alors que vos mortiers s’appuient sur des renseignements transmis par drone pour atteindre des cibles situées à 7 km de distance ? Quelle a été son influence sur votre propre travail de réflexion ? L’a-t-il seulement influencé ?

Bien sûr nous avons lu de Bourcet, plusieurs des citations qui figurent dans Guerre en montagne sont extraites de ses Principes de la Guerre de Montagnes, mais il serait faux de dire que nous avons construit notre livre à partir du sien. En aucun cas il ne s’agit d’une exégèse ou d’une remise au goût du jour de ses écrits, par ailleurs extrêmement intéressants. Simplement, la confrontation entre ses idées et les nôtres a contribué à nourrir notre propre réflexion. De Bourcet a été l’un des grands inspirateurs de Napoléon. La campagne d’Italie permet d’appliquer victorieusement des notions développées dans les Principes de la Guerre de Montagnes : l’utilisation du terrain, le calcul précis des temps de marche, la manœuvre de l’artillerie au plus prêt des avant-gardes, l’autonomie logistique. Le fait d’assurer ses lignes de communication tout en coupant celles de l’adversaire, aussi.

J’ajouterai que nous n’avons surtout pas voulu écrire un règlement, avec des principes immuables, valables pour tous et en tous lieux. S’il y a une chose dont il faut se méfier, c’est des prétendues recettes du succès. La réflexion doit coller au combat, aux circonstances et pas l’inverse. On ne prépare pas les guerres d’hier, on s’en inspire pour imaginer les guerres de demain.

 

3e PRINCIPE : L’OPPORTUNISME

 

LP : Du combat en altitude au combat urbain, nous dit de Bourcet, il y a continuité dans le plan de bataille. L’action du 27e BCA, saluée en 2009 par le commandement de l’Otan, a prouvé l’utilité des troupes de montagne à l’heure de la grande refonte des unités de l’Armée de terre. En quoi, précisément, la guerre en montagne prépare-t-elle à mieux affronter la guerre urbaine qu’on nous annonce pour demain ?

Même si des différences existent, les analogies entre le combat en zone urbanisée et le combat en montagne sont réelles : les quatre dimensions à prendre en considération, le cloisonnement du terrain, le stress également, provoqué par le confinement et l’isolement.

Cependant, on a tort de croire que la guerre de demain sera exclusivement urbaine. Ceux qui pensent ainsi commettent une erreur d’appréciation, en ne distinguant pas centre de gravité politique et centre de gravité militaire. Or, si guerre il y a, elle aura lieu là où l’ennemi aura le plus de chance d’annuler notre avantage technologique. Regardez l’offensive du Têt en 1968, Grozny, Faloudja, Alger : toutes batailles perdues par les insurgés parce que la ville, facile à quadriller, est un piège qui s’est refermé sur eux. L’essentiel de la guerre de guérilla se passe hors des villes, seule la phase finale des combats s’y déroule. En Irak, la géographie urbaine s’est imposée aux belligérants mais vous remarquerez que progressivement la guérilla sunnite a été éradiquée des villes, laissant la place aux actions terroristes meurtrières, symptomatiques de l’échec du modèle insurrectionnel classique de conquête du pouvoir. Les batailles urbaines ont été sanglantes mais toutes ont été gagnées par la coalition. Il est à peu près impossible pour une guérilla de battre une unité régulière occidentale en ville. Ce n’est déjà plus le cas en forêt ou en montagne qui offrent de plus grandes possibilités de dissimulation aux vues et aux coups et limitent singulièrement les capacités de manœuvre de forces mécanisées. Ce qui implique pour nous de savoir nous battre aussi là où l’adversaire veut nous attirer, que ce soit en zone urbaine ou sur les autres terrains difficiles. La force du faible, ce n’est pas son armement, ni son nombre, mais son agilité d’esprit, son iconoclastie – sa force morale. Aussi, tactiquement parlant, sa propension à dominer l’autre là où il ne l’attend pas, associée à sa capacité de résistance physique. Mais si nous agissons nous-mêmes de manière asymétrique, comme à Alasaï, nous rendons son asymétrie caduque et il redevient un combattant classique. Les Talibans ont été surpris par notre mobilité, notre fluidité. En abordant l’ennemi avec humilité, respect, en s’appuyant sur ses propres points forts mais en étudiant aussi ses points faibles, on accroît ses chances d’être victorieux. À Alasaï, nous avons non seulement dominé l’ennemi intellectuellement, mais nous lui avons aussi montré que nous avions les aptitudes physiques, la légèreté et la souplesse nécessaires pour aller le déloger sur son terrain.

De fait dans l’armée française, toutes les unités de combat sont polyvalentes, et très sincèrement, notre rendement militaire en Afghanistan a surpris autant nos adversaires que nos alliés.

 

4e PRINCIPE : LA DOMINATION DU CHAMP DE BATAILLE

 

LP : Un des coauteurs de Guerre en montagne, le colonel Le Nen, votre prédécesseur à la tête du 27e BCA, se trouve être aussi celui qui conduisit la reconquête de la vallée d’Alasaï, le 14 mars 2009. Son rôle dans le plan de bataille fut-il de pure exécution ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ses relations avec le commandement américain dans la région ?

Le colonel Le Nen a à la fois conçu le plan de bataille et dirigé les opérations sur le terrain. À l’époque, le bataillon français manœuvrait sous commandement américain. Au début, ils ont cru avoir affaire à des forces spéciales ! Grâce à la confiance du major général Schloesser de la 101st Airborne Division, commandant du Regional Command East, qui avait l’intention de profiter de l’hiver pour reprendre le terrain concédé aux Talibans, Le Nen, alors chef de corps de la Task Force Tiger, a pu travailler en complète autonomie. Schloesser connaissait l’existence de notre livre et le courant est tout de suite passé entre eux.

 

LP : On assiste depuis quelques années au retour en grâce de la réflexion théorique chez les professionnels de la guerre. La parution en 2006 chez un éditeur grand public de votre traité s’inscrit pleinement dans cette démarche de vulgarisation scientifique. À quoi, ou à qui, doit-on selon vous ce renouveau ?

C’est au général Desportes, directeur du CID jusqu’en 2009, qu’il revient d’avoir réhabilité la réflexion professionnelle chez les militaires. À lui et au chef d’État-major de l’Armée de terre, le général Cuche, dont j’étais alors la plume, qui a appuyé ce mouvement. Ce n’est pas un hasard si mes deux camarades et moi avons publié Guerre en montagne dans la collection qu’il dirige chez Economica. Le général Desportes nous a permis de sortir d’une situation perverse, qui consistait à confondre devoir de réserve et devoir de se taire. On lui doit la redécouverte de Trinquier et de Galula, pour ne citer qu’eux. Mais il reste encore beaucoup à faire. Pourtant, quoi de plus légitime pour un militaire que de s’exprimer sur les questions dont il est le spécialiste ? Le débat professionnel est vital pour éviter l’immobilisme intellectuel et la sclérose institutionnelle.

 

5e PRINCIPE : LA COMPLEMENTARITÉ DES FEUX

 

LP : Après la reconquête de la vallée d’Alasaï, un poste avancé donnant sur la vallée de Skent fut baptisé Fort Belda en hommage au caporal Belda, tué par un tir de RPG-7 au cours des combats. Un geste qui rappelle Fort Saganne mais qui pose aussi la question de la présence française en Afghanistan. Une question à laquelle il est difficile d’échapper.

Je vous répondrai très simplement que cette question n’est pas ma préoccupation première. Nous remplissons la mission qui nous est confiée avec beaucoup de sérieux mais sans verser dans le sentimentalisme. Le « syndrome indochinois ou algérien » ne nous guette en aucun cas. Nous ne menons pas une politique de colonisation, nous effectuons des missions de six mois, durant lesquelles nous aidons du mieux que nous pouvons le peuple afghan, sans autre forme de relation. Par ailleurs, nous savons que nous n’avons pas vocation à rester en Afghanistan pendant des décennies et que c’est d’abord au peuple afghan d’assumer son destin. Nous sommes parfaitement conscients que le temps de nos démocraties n’est pas forcément celui nécessaire aux opérations militaires. Nous sommes prêts à rester comme à nous désengager.

 

6e PRINCIPE : LE SIÈGE DE L’ENNEMI, « MENER LA GUERRE

CONTRE LES VOIES DE COMMUNICATION DE L’ENNEMI »

 

LP : Sachant que le retrait des forces de la coalition de l’Afghanistan est en grande partie conditionné par la stabilisation de ses institutions régaliennes, quel crédit accorder à celles-ci ? À Alasaï, on a bien vu une compagnie entière de l’armée régulière afghane refuser de combattre et ses officiers être démis sur-le-champ de leurs fonctions.

Concernant Alasaï, il y eu un flottement au début de l’opération mais très vite l’unité en question a été reprise en main par les officiers afghans eux-mêmes, aidés d’un officier français qui avait été leur conseiller un an auparavant, déjà en Kapisa et en qui ils avaient confiance. Au bilan, son comportement sous le feu a été remarquable.

Mais il faut bien comprendre que l’armée est à l’image de la société dont elle émane. En guerre depuis plus de trente ans, la société afghane, saignée, divisée, fragilisée est en pleine reconstruction. Dans ce contexte, il ne faut pas croire que l’Afghanistan aura une armée au standard occidental en dix ans. Ensuite, l’Armée nationale afghane a finalement les qualités et les défauts du moudjahidin : des soldats rustiques, guerriers dans l’âme mais fiers et qui appartiennent d’abord à une communauté, une ethnie, qui plus est très peu instruits bien souvent, donc avec une maîtrise de la technologie plus qu’aléatoire.

L’Afghanistan, c’est également un autre rapport au temps. Il faut savoir être patient. L’ANA doit être considérée par conséquent comme une « capacité opérationnelle naissante », qui ne saurait se substituer que progressivement aux armées occidentales. Mais pour que le processus engagé soit pérenne, il faut que la gouvernance afghane soit stable. Or la situation politique du pays demeure très incertaine. Le pouvoir central est contesté. Les soldats appartiennent à l’armée nationale mais ils conservent des liens étroits avec leurs anciens seigneurs de la guerre. Actuellement, le vrai souci est à mon sens moins dans l’armée afghane que dans les forces de police et le système judiciaire, plus qu’embryonnaires et déficients, mais indispensables pour rétablir une confiance durable entre le gouvernement et les populations des zones de guerre.

Propos recueillis par L. Schang

(Entretien précédemment paru dans La Voie Stratégique magazine n°3)

 

À lire en complément de cet entretien :

-Lieutenant-colonel de Courrèges, lieutenant-colonel Givre, lieutenant-colonel Le Nen, Guerre en montagne : Renouveau tactique, Economica, coll. Stratégies & Doctrines, 2006, rééd. 2009 augmentée des batailles de Narvik et d’Alasaï

-Nicolas le Nen, Task Force Tiger : journal de marche d’un chef de corps français en Afghanistan, Economica, 2010

-Cyrille Becker, Relire Principes de la guerre de montagnes du lieutenant général Pierre-Joseph de Bourcet, Economica, 2007

-Sylvain Tesson, Thomas Goisque, Bertrand de Miollis, Haute tension. Des chasseurs alpins en Afghanistan, Gallimard, 2010