Charles IV de Lorraine, Le cauchemar de Richelieu

Glorieuse et apaisée. C’est en ces termes que le Père Wilhelm, dans son Histoire abrégée des Ducs de Lorraine (terminée de rédiger en 1735), conte la mort, survenue trois quarts de siècle plus tôt, de Charles IV de Lorraine et de Bar, de très noble et antique lignée.

Comme le comédien rêvait de mourir sur scène, Charles IV expira sur son lit de camp, dans sa douzième campagne, au quatorzième jour du cinquième mois de sa soixante et onzième année, son fidèle tambour ruisselant de larmes à ses pieds.

Lorsque, soulevant le lourd brocart, le chirurgien général parut hors de la tente, sa perruque à la main, tous comprirent que l’âme de leur seigneur et duc s’en était retournée vers Dieu. Alors la plaine résonna d’une même plainte et dix mille Lorrains s’agenouillèrent pour demander pardon. Une dernière salve, puis l’instrument se tut. L’enfant avait crevé la peau du tambour.

Ainsi s’acheva la vie courtoise et picaresque du chevalier Charles de Vaudémont, duc de Lorraine, descendant en ligne directe de l’Empereur Charlemagne et de Godefroy de Bouillon, le 18 septembre 1675, consacré depuis date de grande affliction pour les défenseurs des libertés ducales.

La dépouille, encore toute auréolée de l’écrasante victoire remportée le 11 août à Consarbrück, non loin de la ville de Trèves, contre l’armée du roi de France, sous le commandement du présomptueux maréchal de Créqui, fut prestement embaumée et ramenée à Nancy.

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Destin de reître que celui de cet aristocrate, promis à briller dans les meilleures cours d’Europe, et qui voua sa vie et sa fortune à contrecarrer les plans hégémoniques de la couronne de France sur tous les champs de bataille du continent.

Fils né le 5 avril 1604 de François de Lorraine-Vaudémont et de Chrétienne de Salm, Charles va prendre une part active à tous les événements d’un siècle agité par les appétits de conquête et l’émergence, sur fonds de guerre religieuse, d’une idée nouvelle : les frontières « naturelles » des États. S’il rechigne à l’étude, le garçon montre tôt des dispositions de bretteur et de cavalier, de même qu’un goût prononcé pour l’art de la guerre, qu’il saura mettre à profit le moment venu.

Sa majorité seigneuriale acquise, Charles monte sur le trône de Lorraine. L’historien Christian Bouyer nous brosse le portrait du jeune souverain : « Âgé de vingt-trois ans, Charles IV est un personnage orgueilleux, insouciant, étourdi et brouillon. Au physique, c’est un homme d’une taille élancée, avec un visage osseux, une abondante chevelure blonde et ‘‘un nez flairant loin’’. Malgré une éducation incomplète, le duc possède certaines qualités : c’est un excellent cavalier qui aime l’exercice au grand air, il est aussi un beau parleur qui ne néglige pas les choses de l’esprit. » (in La duchesse de Chevreuse, Paris, Pygmalion, 2002)

Une autre de ses qualités, et non des moindres, est sa fidélité. Fidélité intangible au Saint-Empire romain germanique. Fidélité à la parole donnée à ses sujets lors du sacre, en la chapelle des Cordeliers. Fidélité enfin au parti catholique, dont il s’érige en champion.

Aussitôt, la guerre de Trente Ans le jette dans la mêlée européenne.

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Ses détracteurs posthumes auront beau jeu de lui reprocher son entêtement à refuser le retournement d’alliance offert par Louis XIII, sur les conseils de son Premier ministre, le cardinal de Richelieu. Rarement l’adjectif machiavélique convint davantage à un homme d’État. Depuis Louis XI, le royaume de France convoite le duché, à la fois passage obligé vers la riche Alsace, Strasbourg et le Rhin qui la borde, et obstacle intolérable dans sa politique du Pré carré. Or, Charles IV ne cache pas ses ambitions d’intercesseur dans le conflit qui déchire l’Europe rhénane. Le cardinal, que hante le souvenir des ducs de Guise et leurs intrigues – des Lorrains eux aussi – tient son prétexte.

Quarante années durant, dont vingt à cheval et en armure, Charles IV va défendre bec et ongles l’indépendance du duché. Prenant la longue route de l’exil à la tête de son armée pour soutenir la maison d’Autriche. N’hésitant pas à abdiquer en faveur de son frère Nicolas-François afin que la famille ducale ne soit pas inquiétée.

L’époque, le « Grand Siècle » comme on l’appellera plus tard, est à la rouerie, la duplicité diplomatique. Charles IV évolue dans ce monde de faux semblants en grand capitaine de compagnie. Quand il ne franchit pas le Rhin pour reprendre Nancy, il chevauche du Palatinat jusqu’aux Flandres et porte secours aux Impériaux.

De siège interminable en bataille rangée, sa témérité, sa crâne attitude sous la mitraille stupéfient les chroniqueurs. De Lisbonne à Moscou, les cours d’Europe s’enthousiasment au récit de ses exploits. Charles n’est pas homme à diriger ses troupes à bonne distance du feu ennemi. Piétinée par les Suédois, occupée par les Français, ravagée par les Croates, la Lorraine moribonde renaît partout où se dressent ses couleurs : « Étendard à fond jaune, traversé d’une croix rouge. Au centre, l’écusson ovale de Lorraine surmonté d’une couronne ducale ; à chaque angle une croix à double croisillon. » (M. Dumontier)

En 1638, déferlant du Luxembourg, il réussit un temps à chasser l’armée royale du pays. Un camouflet pour Louis XIII et une humiliation personnelle pour Richelieu, qui désormais, jusqu’à sa mort, va poursuivre Charles IV d’une haine vengeresse. Par tous les moyens, « l’âne rouge », ainsi que le surnomme Charles, va tâcher d’attenter à la vie de son irréductible ennemi. Des tentatives d’assassinat, d’empoisonnement par lettre dont les mémorialistes tiendront le registre détaillé. Le cardinal botté et caparaçonné du siège de La Rochelle s’avère bien digne du sinistre personnage dépeint par Alexandre Dumas dans Les trois mousquetaires.

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Le 5 août 1643, tandis que les foudres cardinalesques se déchaînent contre le malheureux duché, Charles IV défait encore de belle manière Turenne et le Grand Condé à la bataille de Fribourg. Mais en cette vingt-cinquième année de guerre ininterrompue en Europe, les gazettes se passionnent d’abord pour ses péripéties amoureuses.

Charles IV a épousé Nicole de Lorraine en 1621. Son titre, il le doit à Nicole. Cela ne l’empêche pas en avril 1637 de contracter secrètement mariage avec Béatrix de Cusance, veuve de François-Thomas de Cantecroix, sa maîtresse.

Le prince des Ligueurs, bigame ! Excédé, le Pape Urbain VIII finit par excommunier Charles le 13 avril 1642. Les Lorrains, pourtant fervents catholiques, ne lui en tiendront pas rigueur, bien au contraire, qui continueront à acclamer Béatrix comme leur seconde duchesse. Il est vrai qu’à la différence de Nicole, la belle accompagne le duc Charles dans toutes ses expéditions militaires.

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En 1648, le subit mouvement de Fronde qui succède au traité de Westphalie redonne à Charles l’espoir de reconquérir son duché. Il caresse même l’idée grandiose d’assiéger Paris. Mais ses talents de négociateur révèlent bientôt leurs limites et Charles, abandonné par les Impériaux, doit rebrousser chemin.

D’autres aventures l’attendent ailleurs. Contraint à un nouvel exil en 1654, sous la poussée des armées françaises, Charles IV est arrêté par les Espagnols ses alliés le 25 février et envoyé sous forte escorte à Tolède. La trahison scandalise jusqu’au Pape. Libéré en 1659, il ne fait son entrée à Nancy qu’en 1663, sous la protection, ironie de l’Histoire, de Louis XIV.

L’idylle cependant ne dure pas. Le roi de France accorde certes aux Lorrains le droit de tenir cour, de légiférer, mais Charles est empêché de commander et toute politique étrangère lui est interdite. Convaincu de conspiration en 1670 par un Louis XIV qui prépare l’invasion de la Hollande et a besoin pour ce faire de garantir la paix sur ses marches, Charles IV prend la fuite à l’arrivée des mousquetaires puis rejoint le camp des Impériaux. Sa dernière campagne commence.

L. Schang

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Charles IV en quelques dates :

• 5 avril 1604, naissance de Charles IV

• avril 1637, Charles IV épouse en secret Béatrix de Cusance, sa maîtresse.

• 13 avril 1642, le pape Urbain VIII l’excommunie.

• 5 août 1643, Charles IV bat à plate couture Turenne et le Grand Condé à la bataille de Fribourg. Richelieu fait raser les villes fortifiées qui jalonnent les frontières sud et ouest du duché.

• 1645 : Charles IV arme le navire « L’Espérance de Lorraine » pour venir en aide aux Irlandais insurgés.

• 1648 : signature du traité dit de Westphalie. La Lorraine sort de la guerre dépeuplée aux deux tiers, sa population décimée par les pillages, la famine et la peste.

• 25 février 1654, Charles IV est arrêté par les Espagnols et envoyé en détention à Tolède.

• 1663 : Charles IV rentre à Nancy.

• 1665 : Charles IV épouse Marie-Louise d’Apremont, de très loin sa cadette.

• 1670 : Charles IV s’enfuit de Nancy et rejoint le camp des Impériaux en Hollande.

• 11 août 1675, victoire de Charles IV à la bataille de Consarbrück

• 18 septembre 1675, mort de Charles IV. Enterré en l’église de la Chartreuse de Bosserville, au sud de Nancy, sa dépouille ne sera pas transférée dans le caveau ducal de la Chapelle des Cordeliers avant 1823.

À lire également :

Henry Bogdan, La Lorraine des ducs –  Sept siècles d’histoire, Perrin, 2005.