Trois questions à Bruno Birolli

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« Avec Port-Arthur, on entre dans la guerre industrielle d’usure. »

Ancien grand reporter du Nouvel Observateur, correspondant pendant vingt-trois ans de cet hebdomadaire en Asie, Bruno Birolli est aujourd’hui auteur de documentaires et écrivain. Son premier livre, Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre (Armand Colin, 2012) avait reçu un accueil critique enthousiaste.  Il revient pour nous sur son nouveau livre, consacré à la bataille de Port-Arthur.

 

 

 

 

En 1904, le petit Japon entre en guerre contre l’immense empire russe. Pour quels objectifs ?

L’objectif principal du gouvernement japonais était de constituer un glacis sur le continent en occupant la Corée et une partie de la Mandchourie. Tout le globe était déjà partagé, sauf la Mandchourie. En 1897, sorti vainqueur de la première guerre sino-japonaise, le Japon avait subi une cuisante défaite diplomatique quand la Russie, soutenue par l’Allemagne et la France, avait forcé les Japonais à renoncer à Port-Arthur, dont elle avait aussitôt fait une base pour sa flotte du Pacifique. Toutes ces avancées donnaient au Japon le sentiment d’être encerclé, il fallait donc desserrer l’étau et ce dans un délai très bref : en 1896, le Japon s’engage dans une guerre contre la Chine, huit ans plus tard il se tourne contre la Russie.

 

La guerre russo-japonaise fut tout sauf une promenade de santé. Port-Arthur, écrivez-vous, annonce par bien des aspects la guerre de 14-18.

La guerre russo-japonaise et surtout le siège de Port-Arthur sont une répétition de la guerre de 1914. Il y a bien sûr le matériel : la mitrailleuse démontre son effroyable efficacité, l’artillerie joue elle aussi un rôle central. Mais c’est aussi un avant-goût de l’hécatombe des premiers mois de la guerre de 1914. Les leçons de Port-Arthur ne seront pas comprises en Europe. Le siège de Port-Arthur montre que la guerre a changé de visage. La condition de la victoire ne réside plus seulement dans le nombre d’hommes et dans l’habileté des généraux. Vaincre ou perdre dépend aussi de la masse de matériel qu’un pays est capable de déployer, du nombre de ses canons et de ses capacités à fabriquer des munitions. Avec Port-Arthur, on entre dans la guerre industrielle d’usure.

 

Le Japon a vaincu la Russie, mais pour quelle victoire à l’arrivée ? À vous lire, ses conséquences à long terme furent plus fâcheuses que bénéfiques pour l’archipel.

Le Japon gagne, c’est incontestable. Mais c’est un peu par défaut. Les difficultés politiques intérieures que connaît l’Empire russe – la Révolution de 1905 – forcent le Tsar à jeter l’éponge bien plus que ses défaites en Mandchourie. Entre sauver la dynastie et perdre la Mandchourie, le Tsar hésite peu. L’Armée impériale va négliger cet élément dans son analyse. Il faut comprendre qu’en 1904, la place de l’Armée impériale dans le système politique est ambiguë. Elle est l’ossature idéologique et sociale de la société de Meiji mais elle reste asservie aux décisions du gouvernement civil. Elle va donc chercher à profiter de la victoire de 1905 pour s’émanciper de cette tutelle et inverser l’ordre hiérarchique en  faisant du gouvernement son instrument. Ce glissement sera progressif et achevé finalement dans les années 1930. Doctrinalement,  la victoire devant Port-Arthur aveugle les tacticiens japonais. Il est vrai que c’est le courage de l’infanterie qui a fait tomber les forts russes.  Mais l’Etat-Major oublie que les fantassins ont été aidés par les longues concentrations d’artillerie. Cette réduction de l’analyse va conduire le Japon à faire l’impasse sur l’artillerie, les blindés, le rôle de l’aviation et à se concentrer sur la charge d’infanterie. Il serait injuste de ne pas reconnaître que le fantassin japonais était beaucoup plus décidé, plus solide physiquement que le GI. Mais dans le Pacifique, le sens du sacrifice démontré devant Port–Arthur ne faisait pas le poids devant l’écrasante puissance de feu des Américains.

 

Propos recueillis par Laurent Schang

Port-Arthur 8 février 1904-5 janvier 1905, Economica, 2015, 125 p.

(Une version raccourcie de cet entretien a paru dans le n°158 – janvier-février 2016 – du magazine Eléments.)