Rémy Porte : « Nous avons une vision très franco-française de la Première Guerre mondiale »

Avec Bernard Giovanangeli (B.G.E.) et Éric Labayle (Anovi), Rémy Porte était la personnalité qu’il fallait rencontrer au festival littéraire « Le printemps du Grand Meaulnes » de Saint-Rémy-la-Calonne, les 13 et 14 mai 2012. Saluons ici l’initiative de la municipalité. La cigarette aux lèvres, son cuir de pilote sur le dos, Rémy Porte tranche avec l’image convenue de l’abonné aux archives militaires du Fort de Vincennes. Colonel d’active, Rémy Porte appartient à la génération des officiers écrivains éclose au détour des années 2000, dans le sillage du général Desportes. En binôme avec son complice civil, le professeur François Cochet, Rémy Porte a pour beaucoup contribué à renouveler notre vision de la Première Guerre mondiale. Prolifique, l’homme l’est, l’étalage de ses livres au salon de Saint-Rémy-la-Calonne en faisait foi. Encore mettait-il seulement la dernière main à sa présentation des Mémoires du général Sarrail (500 pages commentées et annotées) au moment où nous fîmes connaissance… Ajoutez à sa copieuse production littéraire son blog : guerres-et-conflits.over-blog.com, tout neuf et déjà une référence, et vous aurez une idée de sa cadence de tir. Comme quoi, on peut faire partie de la Grande Muette et être un adepte du verbe. Pour l’entretien qu’on va lire, Rémy Porte a néanmoins tenu à préciser qu’il s’exprimait à titre d’historien. Dont acte. Monsieur Porte, la parole est à vous.

L. Schang

LP : Pourquoi cette spécialisation sur 14-18 ? Par goût personnel, par pur intérêt historique, ou bien pensez-vous qu’il y ait encore des leçons à tirer de cette guerre, à près d’un siècle d’écart ?

Comme souvent, les choses ne sont pas monolithiques. Il y a des raisons affectives, objectives et de circonstance. Affectives parce que la Grande Guerre a profondément marqué la quasi-totalité des familles françaises, la mienne comme les autres, et que lire par exemple les quinze ou vingt noms qui s’alignent sur le monument aux morts d’un village de 350 habitants peut difficilement laisser indifférent. Objectives ensuite, car plus on se plonge dans l’histoire de la Première Guerre mondiale, plus on s’étonne et on s’interroge sur de multiples sujets qui sont au cœur des études historiques. Les « pourquoi ? », les « comment ? » prennent à l’échelle de ce conflit une ampleur insoupçonnée et la recherche de réponses autres que des a priori ou des idées reçues exige de prolonger le travail pour dénouer l’écheveau de situations particulièrement complexes. De circonstance enfin, car cette période de la Troisième République est également celle pour laquelle les archives les plus complètes et les mieux ordonnées ont été conservées. Il m’est arrivé, à Vincennes, d’ouvrir des cartons qui étaient visiblement restés clos depuis plusieurs dizaines d’années, voire depuis leur stockage.

Il y a effectivement toujours des leçons et des enseignements à tirer de la Grande Guerre. Peu, à proprement parler sur le détail des opérations militaires du front occidental (« l’histoire-bataille à l’ancienne »), mais les fronts périphériques ont été beaucoup moins étudiés d’une part et le contexte est encore extrêmement « pollué » par les reconstructions ultérieures. Sur ce point, notre héritage culturel, directement issu des polémiques de l’entre-deux-guerres, s’appuie souvent sur une dérive affective et commémorative qui transforme et modifie la réalité des faits.

LP : 2014 approche à grands pas. Selon vous, y a-t-il encore des choses à écrire sur 14-18, des thèses ou des aspects de cette guerre porteurs de livres originaux ? Au contraire, des mythes à combattre ?

Bien sûr. Dans tous les domaines. De très belles thèses pourraient être consacrées à différents théâtres d’opérations, des biographies à certains officiers ou généraux tombés dans l’oubli mais au parcours hors du commun, etc. Quant aux mythes, ils sont extrêmement nombreux, à la fois du fait de l’ampleur, du coût et de la durée de cette guerre pour tous les belligérants et à cause des reconstructions ultérieures que j’évoquais précédemment. A force de ressasser les mêmes « vérités » nées des désarrois de l’entre-deux-guerres ou des oppositions idéologiques, celles-ci sont considérées par la plupart de nos concitoyens comme acquises. Je vous renvoie par exemple sur ce point à la récente biographie du général Nivelle, qui replace le personnage dans son cadre et son environnement et dont certaines conclusions sont à cent lieux de la légende noire qui l’entoure. Enfin, et j’insiste sur ce point car c’est un sujet que j’ai particulièrement à cœur, nous avons une vision très « franco-française » d’une guerre qui a été totale et mondiale. Il y a donc encore beaucoup de travail.

LP : Être militaire, officier de carrière et historien comporte-t-il des inconvénients ? Êtes-vous libre de vous exprimer comme bon vous semble ou vous interdisez-vous certains propos ?

Le fait d’être officier d’active m’astreint, comme tout fonctionnaire d’ailleurs, à un devoir de réserve. Mais soyons honnête : il s’agit d’étudier des événements vieux d’un siècle et dont l’éventuelle « sensibilité politique » est tout de même devenue bien marginale, même s’il existe de vrais enjeux de commémoration. Par ailleurs, n’imaginons pas l’institution militaire comme un bloc monolithique au sein duquel chacun serait en permanence « le petit doigt sur la couture du pantalon ». Le règlement de discipline générale, avec les réserves parfaitement légitimes liées à l’exercice du métier aujourd’hui, n’interdit en rien de s’exprimer sur ces sujets. L’obligation essentielle (mais elle n’est pas propre aux seuls officiers et s’applique par principe à tous les historiens) est de travailler à partir de sources différentes, de les croiser et de les critiquer, pour essayer d’en extraire la « substantifique moelle »… Enfin, lorsque cela est avéré, prouvé, démontré, reconnaître des erreurs ou des fautes passées peut être un excellent facteur de progrès et d’amélioration. Pour conclure sur ce point, prenons le contre-pied de votre question : que dirait-on si, sur un sujet aussi important que la Grande Guerre, aucune voix d’officier ne se faisait entendre ? Après tout, à partir du moment où tous les pré-requis académiques sont réunis, comment pourrait-on expliquer qu’un militaire ne parle pas de la guerre ?

LP : Vos travaux sur la guerre contre-insurrectionnelle sont moins connus du public. Pouvez-vous nous en dire plus sur le sujet ?

Il s’agit là de travaux effectués à la fois à titre institutionnels et à titre privé. Je ne reviens pas sur les premiers. Personne ne s’étonnera que « dans le monde tel qu’il est », pour reprendre une formule fameuse, les armées (dans les différents pays d’ailleurs) se penchent sur leur passé pour essayer d’y trouver des expériences comparables. Or, les armées françaises ont été engagées sur tous les continents depuis deux siècles et il y a nécessairement là un gisement de « cas concrets », qu’il ne s’agit pas de reproduire mais d’étudier. À titre personnel, je m’intéresse effectivement beaucoup aux campagnes ultramarines et aux fronts dits « secondaires ». À plusieurs milliers ou dizaines de milliers de kilomètres de la métropole, se posent des questions essentielles voire vitales : l’organisation de haut commandement, des structures d’état-major et le lien politico-militaire, l’indispensable renseignement en amont comme pendant l’opération, le tout aussi indispensable soutien logistique, etc. Or, ces sujets intéressent aussi, bien sûr, les campagnes militaires continentales, plus proches. Ils sont simplement mis en exergue, exacerbés par l’éloignement et leur étude est donc riche d’enseignements.

LP : Vos première amours allèrent à la guerre électronique/guerre du futur. Un domaine de recherche désormais révolu en ce qui vous concerne ? D’ailleurs cette guerre du futur, sera-t-elle aussi électronique qu’on nous le dit ?

Vous faites ici référence à une première partie de carrière. Intellectuellement et moralement, on ne quitte jamais totalement ces « premiers amours » et je reste très attentif aux évolutions actuelles. Simplement, sur un plan opérationnel, il s’agit-là désormais du passé. Permettez-moi deux observations complémentaires sur ce point : d’une part l’histoire aussi bien que l’évolution générale de nos sociétés montrent à l’évidence que « l’intelligence », comme disent les Anglo-saxons, est une condition absolument indispensable du processus de prise de décision, ce qui laisse de beaux jours à la sphère « renseignement » dans son ensemble et à la guerre électronique en particulier ; d’autre part je pense qu’un historien digne de ce nom travaille au moins intuitivement au départ (comme monsieur Jourdain faisait de la prose, « sans le savoir ») comme un officier de renseignement. Il faut identifier le problème, comprendre la question posée, rechercher des sources distinctes, les comparer, les « trianguler », les analyser et en tirer la synthèse avant de pouvoir progresser dans la connaissance des faits.

Propos recueillis par L. Schang

Rémy Porte en quelques mots-clés :

Historiens militaires préférés : Il y a ceux qui me font « rêver », ceux qui ont rédigé de vastes fresques épiques, même au prix de quelques « distorsions » de la réalité. C’est le domaine du loisir. Et ceux dont le sérieux des travaux scrupuleusement référencés, moins enthousiasmants sans doute mais objectivement plus utiles, m’aide à progresser. Dans le monde universitaire d’aujourd’hui, j’ai toujours plaisir à travailler en particulier avec François Cochet et Jean-Charles Jauffret, dans le monde militaire Michel Goya est également une très sérieuse référence.

Militaires préférés : Au risque de vous décevoir, plus je fais d’histoire, moins j’ai d’idoles… Une nouvelle fois, il peut être agréable de se laisser emporter par un souffle épique, mais lorsqu’on revient sur terre et que la réflexion reprend ses droits, il n’y a rien de totalement « noir » ou d’absolument « blanc ». Si vérité historique il y a, elle est souvent à rechercher dans des nuances de gris.

Projets : Plusieurs, toujours. Je viens de lancer le site Guerres-et-conflits qui connaît un développement très satisfaisant, j’ai plusieurs manuscrits parallèlement en cours, toujours autour de la Grande Guerre, j’aimerais pouvoir « populariser » davantage l’histoire et en particulier l’histoire militaire telle qu’elle est comprise aujourd’hui auprès de grands médias de tous types, etc., etc. Quand votre « quasi-métier » est votre passion, il n’y a de limites que dans les volumes horaires disponibles, et les journées ne dépassent pas encore 24 heures.

Loisirs : Finalement peu nombreux, pour la raison évoquée ci-dessus. Préserver une vie de famille, une vie sociale. Quelques vacances reposantes, avec mon épouse, mes enfants et… des livres !

Lectures : Souvent à caractère historique, bien sûr, mais couvrant toutes les périodes historiques, de l’antiquité grecque et romaine à l’actualité la plus brûlante en passant par le Moyen-Âge, l’histoire locale et régionale, etc. Mais j’apprécie tout autant un bon San Antonio ou un Agatha Christie.

Ses livres :

  • La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre ? Saint-Cloud, SOTECA 14-18 Éditions, 2006
  • La conquête des colonies allemandes. Naissance et mort d’un rêve impérial, Saint-Cloud, SOTECA 14-18 Éditions, 2006
  • Du Caire à Damas. Français et Anglais au Proche-Orient (1914-1919), Saint-Cloud, SOTECA 14-18 Éditions, 2008
  • Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, avec François Cochet, Paris, Éditions Robert Laffont, 2008
  • Le commandement suprême de l’armée allemande 1914-1916, édition annotée et commentée des souvenirs de guerre du général von Falkenhayn, Saint-Cloud, SOTECA 14-18 Éditions, 2010
  • Haute-Silésie 1920-1922. Laboratoire des « leçons oubliées » de l’armée française et perceptions nationales, Paris, Riveneuve Éditions, 2010
  • Chronologie commentée de la Première Guerre mondiale, Paris, Éditions Perrin, 2011
  • Les secrets de la Grande Guerre, Paris, La Librairie Vuibert, 2012
  • Général Sarrail, Mon commandement en Orient, édition annotée et commentée par Rémy Porte, Saint-Cloud, SOTECA 14-18 Éditions, 2012