Pierre Streit : “Tout n’a pas été dit sur l’armée romaine, tant s’en faut”

l-armee-romaine-de-pierre-streit-921820993_MLChaque été depuis 2008, le site archéologique de Harzhorn en Basse-Saxe livre une part des secrets de la bataille que les Romains y livrèrent contre les Germains au IIIe siècle ap. J.-C. Une bataille tombée dans l’oubli faute d’avoir eu à l’époque son Tacite ou son Tite-Live, qui place la progression des légions romaines très au-delà des limites septentrionales jusqu’ici admises par les historiens de l’Antiquité. Une découverte exceptionnelle, due à la fortune de deux fouilleurs du dimanche. Nous croyons tout savoir de l’armée romaine, de son organisation tactique en campagne à ses principaux faits d’armes, mais qu’en est-il au juste ? Dans son dernier livre en date, L’armée romaine, admirable de clarté et d’érudition, l’historien suisse Pierre Streit, directeur scientifique du Centre d’Histoire et de Prospective Militaires de Lausanne-Pully, fait le point sur le dossier. Le Polémarque tenait à préciser certaines questions avec l’auteur.

Propos recueillis par L. Schang

Le Polémarque : Vous le soulignez dans votre introduction, l’organisation des armées occidentales s’inspire toujours, vingt siècles plus tard, du modèle romain. Sur le plan doctrinal cela dit, un penseur militaire comme Végèce garde-t-il une valeur autre que historique ?

Pierre Streit : Végèce n’a guère innové et c’est un peu à l’image des institutions militaires romaines. C’est un compilateur de génie, remarquablement informé, qui a su rassembler et amalgamer dans un traité complet tout ce qu’il a pu trouver dans les écrits antérieurs : Caton l’Ancien, Frontin et d’autres, les règlements militaires d’Auguste, Trajan ou Hadrien. À travers eux, il a redécouvert tout ce qui, peu à peu, a été oublié sous le Bas-Empire. À travers lui, la Renaissance renouera avec une pensée militaire cohérente et c’est sûrement là le plus important. Végèce n’a jamais été oublié. À Constantinople, les cinq livres de ses Epitoma figurent en bonne place dans la littérature militaire byzantine. Le Moyen Âge occidental l’a conservé et en a tenu compte. Pensons au renouveau de l’infanterie. Il conserve son aura dans l’effervescence de la Renaissance, entre autres chez Machiavel. Malgré l’introduction des armes à feu, les principes formalisés par Végèce demeurent valables. Il n’y a donc rien d’étonnant si les grands chefs européens, avec à leur tête Frédéric le Grand, en ont fait leur livre de chevet. Le Maréchal Maurice de Saxe s’en inspire pour composer ses Rêveries sur l’art de la guerre. De nos jours, les Epitoma doivent encore susciter notre attention en raison précisément de leur cohérence doctrinale et du fait qu’elles mettent en garde contre les dérives possibles d’une armée, en l’occurrence l’armée « romaine » tardive : mauvais recrutement, mauvais entraînement, mauvais équipement, mauvais commandement. On connaît les célèbres maximes de Végèce et on lui attribue un peu rapidement la plus célèbre d’entre elles : « Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »). Plus que jamais d’actualité dans une Europe en plein désarmement.

LP : En vous lisant, on est surpris de découvrir la grande modernité de l’armée romaine : son service de renseignements à l’étranger, son réseau routier utilisable en toute saison, ses postes avancés, jusqu’à ce détachement de légionnaires en garnison dans le détroit de Bab-el-Mandeb sous le règne d’Antonin le Pieux, face à l’Inde. Souscrivez-vous à la thèse d’Edward Luttwak, pour qui la superpuissance romaine fait figure d’ « États-Unis de l’Antiquité » ?

PS : Effectivement, les Romains disposaient d’un très bon réseau de renseignement dès la fin de la République et sous l’Empire (Auguste, Dioclétien), notamment avec les speculatores Augusti, le « Secret Service » de l’Empereur. En effet, celui-ci les emploie de plus en plus comme service de sécurité et les charge des basses besognes (arrestation, emprisonnement, élimination des opposants).

Toutefois, de là à conclure que cela accrédite le parallèle de Luttwak, il y a un pas que je ne me risquerais pas à franchir aussi facilement. Les États-Unis sont une république fédérale, avec un président qui n’est pas omnipotent (le système des « checks and balances »). Rien de tel sous l’Empire romain, dans lequel l’Empereur a peu à peu détenu tous les pouvoirs, avec ou sans l’appui de l’armée.

LP : On chercherait en vain dans les « retex » rédigés par les mémorialistes romains un grand moment tactique, comme l’ordre oblique d’Epaminondas ou la manœuvre d’Alexandre à Issos…

PS : À mon avis, c’est une affirmation un peu hâtive. Il y a des innovations tactiques, par exemple avec l’introduction au Ier siècle de notre ère de la lorica segmentata ou des innovations avec une portée opérative, comme l’adoption dès le IIIe siècle d’une cavalerie lourde, les cataphractaires. Au contraire, je vois dans ce « conservatisme » une raison – supplémentaire – du succès romain. En dépit de désastres retentissants (Arausio, Carrhes, Teutobourg), certains fondamentaux ne sont pas remis en question et je suis convaincu que c’est là une force pour une armée de ne pas céder aux “effets de mode” ou, de nos jours, au tout-technologique.

LP : La professionnalisation de l’armée romaine, réponse aux guerres puniques, a conduit Rome sur les chemins de la puissance mais aussi à sa perte, avec l’abandon de la fonction militaire aux Romains déclassés puis aux barbares nouvellement citoyens, quand ceux-ci se retournèrent contre leurs hôtes. Voyez-vous une leçon à tirer de ce précédent historique ? La question de la professionnalisation de l’armée est à l’heure actuelle très débattue en Suisse.

PS : Je ne crois pas que la professionnalisation soit forcément une mauvaise chose en soi. Tout dépend au service de quelle politique et de quelles institutions elle est placée. Les « mules de Marius » sauvent la République lors de la bataille de Verceil (-101), rendent possible la conquête de la Gaule par César et jettent les bases de l’armée d’Auguste, composée de citoyens ou de pérégrins qui aspirent à le devenir. Sous le Haut-Empire, l’accession à la citoyenneté romaine constitue un but qui justifie de longues années passées aux marches de l’Empire, que ce soit à Vindolanda, en Écosse, ou à Bu Njem, aux confins du désert libyen. Grâce à cette armée, la « paix romaine » est une réalité pendant deux siècles.

Ce qui pose problème, c’est moins l’armée que l’avènement de la monarchie militaire, avec ses coups d’État et l’absence de réels contre-pouvoirs. Pour le débat en cours actuellement en Suisse, je tire avant tout comme leçon que l’armée de milice est le seul modèle d’armée en pleine cohérence avec la politique étrangère suisse actuelle, basée sur deux fondamentaux largement soutenus par la population : la neutralité armée et le « non-alignement » (OTAN, UE).

LP : L’armée romaine est une armée de guerre mais aussi de paix, en charge de la police, des missions de service d’ordre à l’intérieur des frontières, des travaux publics, des postes, etc. Des missions qui tendent à être de plus en plus confiées aux militaires dans les sociétés occidentales* . Votre avis d’historien et de militaire ?

PS : Ce sont des missions qui peuvent poser problème, si elles se substituent entièrement au « métier de soldat » qui reste de « combattre ». Un policier n’est pas en mesure de faire ce métier au-delà de 9 mm. À l’époque romaine, le légionnaire était en principe le seul détenteur du pilum. Toutefois, aux yeux de l’opinion publique, il s’agit de missions importantes qui démontrent la capacité de l’État de faire face à des situations extraordinaires, lorsque les moyens civils ne suffisent plus. C’est encore plus le cas dans des États fédératifs comme la Suisse. De ce point de vue, je suis convaincu que les forces armées doivent pouvoir appuyer les civils, comme elles l’ont fait massivement au Japon ou plus récemment sur la côte Ouest des États-Unis. Si l’on revient à l’époque romaine, on doit constater que l’armée a été un facteur de romanisation important, qu’elle s’est affirmée comme représentante de l’État romain, que ce soit dans le désert libyen ou dans le nord de l’Angleterre. Être présent, c’est aussi être dissuasif.

LP : Tactiquement supérieurs à leurs rivaux, il ressort de votre livre que les Romains ont failli sur le plan opérationnel et plus encore dans la désignation de leurs chefs de guerre. Dans votre conclusion vous en venez même à douter d’une véritable stratégie romaine.

PS : Je doute d’une réelle « grande stratégie de l’Empire romain » comme Luttwak la conçoit. Je crois plutôt à une adaptation romaine aux conditions locales qui explique le mur d’Hadrien au nord de l’Angleterre, l’absence de troupes permanentes importantes en Gaule, le dispositif du limes rhénan ou encore le quadrillage du territoire en Afrique du Nord sous forme de forts/postes isolés.

L’Empereur exerçait véritablement son autorité sur la ville de Rome, la plus grande du monde antique et centre de gravité de l’Empire. Les moyens de communication n’ont jamais permis aux Romains d’avoir une conception stratégique au sens où nous l’entendons de nos jours. Cela explique ainsi pourquoi les relations sino-romaines sont restées au point mort, malgré des liens commerciaux. Quant à la faiblesse des chefs de guerre, elle est relative. Les Romains ont eu aussi de grands commandants, mais je vois plutôt leur force au niveau des officiers subalternes et des « sous-officiers » (centurions, primipiles, optiones, signiferi…).

LP : Y a-t-il encore quelque chose à apprendre sur l’armée romaine ? Des questions restées sans réponse, des pistes de recherche inexplorées ?

PS : Tout n’a pas été dit, tant s’en faut. Je pense notamment et malgré d’excellentes études à la vision stratégique de Rome, à sa perception du monde chinois ou indien, à la diffusion d’une forme de doctrine d’engagement au sein des légions, au combat interarmes, aux armées ad hoc (les « vexillations »), à la logistique, à l’approvisionnement en fer des légions…

Il me semble aussi que l’archéologie expérimentale peut encore nous apporter beaucoup. Je suis sûr que seule une utilisation croisée de toutes les sources disponibles peut nous permettre de renouveler nos connaissances et que nos forces armées vivent encore avec le legs romain, souvent sans le savoir.

LP : La garde prétorienne demeure largement méconnue, sa fonction exacte, son histoire… Peut-on parler d’une unité d’élite la concernant ou faut-il ne voir en elle qu’une troupe de parade ?

PS : Sous le Haut-Empire et jusque sous Septime Sévère, la garde prétorienne est la garde personnelle de l’Empereur, donc l’élite de l’armée impériale. C’est l’équivalent de la Garde impériale de Napoléon, donc une force de combat (environ 5000 hommes) qui accompagne l’Empereur lors de ses campagnes ou de ses inspections. Les prétoriens sont ainsi avec Trajan lors de ses différentes campagnes, que ce soit contre les Daces, puis contre les Parthes. Tout sauf une troupe de parade qui passe son temps à faire et défaire les Empereurs.

La garde prétorienne leur a été fidèle la plupart du temps. Sa « légende noire » a été alimentée par des auteurs comme Tacite qui, au travers d’elle, ont voulu dénoncer les excès du pouvoir impérial. Un autre aspect central à mes yeux, c’est le rôle encore méconnu des prétoriens dans l’encadrement de l’armée romaine. En l’absence d’écoles ou académies militaires, celui-ci a dû être important sous l’angle de l’ « unité de doctrine ». En effet, le soldat prétorien pouvait, après « seulement » seize ans de service, devenir centurion dans les trois corps de troupe de la garnison de Rome (vigiles, cohortes urbaines et prétoriennes), puis dans la première cohorte d’une légion, avant de revenir à Rome et poursuivre sa carrière comme tribun dans les trois corps puis revenir une dernière fois dans une légion et y occuper les fonctions de préfet du camp. Une fonction centrale dans une légion romaine. Les officiers qui suivent cette filière étaient particulièrement chevronnés ; ils étaient assez souvent promus procurateurs et pouvaient occuper les postes les plus élevés de l’ordre équestre. Ce n’est pas un hasard si l’armée impériale évolue dans le sens d’un renforcement du rôle de ces officiers au détriment de ceux issus de l’ordre sénatorial. Je vois dans ce « va-et-vient » un moyen habile d’assurer une forme de contrôle sur les légions, éparpillées dans tout le monde méditerranéen.

LP : Quels auteurs latins conseilleriez-vous aux lecteurs en guise d’introduction à l’histoire militaire romaine ?

PS : Je conseillerais la lecture de la Guerre des Gaules de César, de la Vie d’Agricola de Tacite, ainsi que de la Guerre de Jugurtha de Salluste. C’est évidemment un premier choix qui se focalise sur le commandement romain et sur sa façon de conduire des opérations. César reste l’un des plus grands commandants romains, avec Scipion l’Africain, Marius ou encore Trajan. Au-delà des problèmes que pose son récit unilatéral, c’est bien celui de la campagne d’un grand chef de guerre, qui prend des décisions et fait des choix décisifs. Agricola démontre que certains sénateurs pouvaient être de très bons commandants. C’est évidemment aussi le but du récit de Tacite. En effet, son beau-père commande la XXe légion en Bretagne (Angleterre actuelle). Nommé par Vespasien légat en Gaule Aquitaine de 74 à 76 après J.-C., il retourne en Bretagne en 77 comme gouverneur, poste qu’il occupe jusqu’en 84. Il achève alors la conquête du pays en étendant l’influence romaine jusqu’à l’embouchure de la Clyde et au Forth. Il écrase les Calédoniens lors de la fameuse bataille du mont Graupius. Quant à la Guerre de Jugurtha, elle présente pour nous un grand intérêt, car les Romains, avec à leur tête Metellus et Marius, doivent faire face à une situation contre-insurrectionnelle en plein désert tunisien, contre un roi berbère, Jugurtha. Celui-ci, sans abandonner pour autant la guerre de guérilla, n’hésite pas à se lancer dans de grandes opérations militaires contre les Romains. Toutefois, c’est dans la guérilla qu’il s’affirme : « Dérobant soigneusement ses déplacements par des marches nocturnes à travers des routes détournées, il surprenait les Romains en train d’errer isolés… Partout où il savait que l’ennemi devait passer, il empoisonnait le fourrage et les rares sources qu’on rencontrait dans la région. Il s’en prenait tantôt à Metellus, tantôt à Marius. Il tombait sur la queue de la colonne et regagnait ensuite précipitamment les hauteurs les plus proches, pour revenir à la charge aussitôt après, harcelant, tantôt l’un, tantôt l’autre. Jamais il n’engageait le combat mais, aussi, jamais il ne laissait un instant de répit à l’ennemi, se contentant de contrarier tous ses desseins » (Bellum Jugurthinum, LIV-LV). Les Romains finissent par venir à bout de ce « second Hannibal ». Et encore ne fut-il pris que par traîtrise. Cela souligne que les Romains ne se contentent pas seulement d’employer la force, mais qu’ils font appel aussi à tous les moyens du « soft power ».

Pierre Streit, L’armée romaine, Gollion, Infolio Éditions, collection illico, 157 p.

* Cf. Sécurité globale n°22 Hiver 2012, Dossier “La Suisse : nation militaire”. Avec les contributions de Pierre Streit, Jean-Jacques Langendorf, Alain Baeriswyl et Bernard Wicht.

Pierre Streit en quelques mots-clés :

Historiens militaires préférés : John Keegan, André Corvisier, Daniel Reichel, Louis-Edouard Roulet, Eddy Bauer.

Militaires préférés : Scipion l’Africain, Eisenhower, Patton, Guisan.

Projets : ma thèse, un livre sur une bataille, un livre sur une armée, un livre sur un personnage, dans cet ordre j’espère, même si je ne suis pas sûr de tout pouvoir faire ! Mais l’intention est là.

Loisirs : écrire, lire, nager, voyager et rire…

Ses livres :

Histoire militaire suisse, Gollion, Infolio, coll. illico, 2006

Face à la guerre : l’armée et le peuple suisses, 1914-18/1939-45, avec Jean-Jacques Langendorf, Gollion, Infolio, 2007

La bataille de Morat, 1476 – l’indépendance des cantons suisses, Paris, Economica, 2009

Le Général Guisan et l’esprit de résistance, avec Jean-Jacques Langendorf, Bière, Cabedita, 2010