Pierre Streit : « La neutralité n’est pas une fin en soi »

Pierre Streit : « La neutralité n’est pas une fin en soi »Pierre Streit est historien et directeur scientifique du Centre d’Histoire et de Prospective Militaires (Lausanne-Pully). Depuis la fin de ses études, il travaille pour le Département de la Défense suisse. Auteur de nombreux articles et de plusieurs travaux récompensés (cf. biblio), il prépare actuellement une thèse en histoire militaire suisse. À quelques jours de la réédition du Bréviaire tactique de Hans Frick, dont il a rédigé l’avant-propos, Pierre Streit répond à nos questions sur l’armée suisse, la neutralité, l’Afghanistan, la Libye. Entretien.

Qu’est-ce que le CHPM ?

Le CHPM (Centre d’Histoire et de Prospective Militaires) est un centre d’études et de réflexion indépendant, créé par le grand historien militaire suisse Daniel Reichel* (biographe de Davout). Ses travaux portent à la fois sur l’histoire militaire et la prospective. S’interroger sur le passé pour comprendre mieux le présent et ainsi pouvoir se projeter dans l’avenir. Son siège se situe dans l’ancienne résidence du général Henri Guisan, dernier commandant en chef de l’armée suisse.

Au-delà de son caractère anecdotique, presque exotique pour le lecteur français, en quoi l’étude de la bataille de Morat, à laquelle vous avez consacré un livre, vous semble-t-elle intéressante aujourd’hui ?

Pierre Streit : « La neutralité n’est pas une fin en soi »La bataille de Morat est l’archétype de la bataille décisive, qui se joue sur une mauvaise appréciation des intentions de l’adversaire par Charles le Téméraire. C’est aussi une grosse boucherie. On est loin de l’image d’Épinal du fameux Panorama !

L’armée suisse a-t-elle quelque chose à apprendre à la France ? Son modèle vous paraît-il transposable ?

Je ne le crois pas. Les deux pays ont des traditions militaires très différentes. La France aspire à jouer le rôle mondial que lui donne son statut de puissance atomique, de membre permanent du Conseil de sécurité ou de grande puissance militaire européenne. De son côté, la Suisse reste un pays indépendant (en tous les cas qui se perçoit ainsi) et neutre. De plus, le système dit de milice imprègne encore toutes les institutions (parlement de milice, armée de milice).

Comment voit-on le conflit afghan de la Suisse ? En tant que militaire et historien, que vous inspirent les récents événements en Libye ?

Dans le cas afghan, je suis frappé par la continuité des occupants (Grecs, Britanniques, Soviétiques, Américains) qui se succèdent dans ce pays sans jamais y laisser de traces durables. Le contraste entre le Taleb rustique, parfois encore équipé d’un Lee Enfield, et le soldat occidental, alourdi par un barda high-tech (un nouveau chevalier), doit nous interroger sur le rôle et le poids de la technologie dans notre conception de la guerre et de ses opérations. Un peu comme à l’époque de la bataille de Morat, lorsque l’armée high-tech de Charles le Téméraire a été battue par une armée technologiquement inférieure mais humainement supérieure. Quant à la Libye, je crains la « guerre de l’après-guerre », sans pour autant imaginer un nouvel Irak.

Pierre Streit : « La neutralité n’est pas une fin en soi »Qui dit Suisse dit neutralité. Un principe souvent mal perçu en France depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

La neutralité n’est pas une fin en soi. Face à un génocide, personne ne peut rester neutre. C’est un instrument qu’utilise la Suisse dans sa politique extérieure et pour sa sécurité, un statut clairement défini en droit international. Celui-ci fixe des restrictions à un pays neutre : il n’a ainsi pas le droit d’appartenir à une alliance type Otan. C’est aussi et surtout peut-être un élément de cohésion nationale très fort, dans un État hétérogène, qui a connu cinq guerres civiles (pour des motifs religieux notamment). Selon un dernier sondage, plus de 90 % de la population y seraient attachés. La neutralité n’est donc pas à considérer comme une solution de facilité ou de complaisance. Car la Suisse dispose toujours d’une certaine marge de manœuvre. Comme en témoigne son engagement dans les Balkans, en Corée ou encore lors du tsunami indonésien.

Propos recueillis par L. Schang

Pierre Streit en quelques mots-clés

Historiens militaires préférés : John Keegan, André Corvisier, Daniel Reichel, Louis-Edouard Roulet, Eddy Bauer.
Militaires préférés : Scipion l’Africain, Eisenhower, Patton, Guisan.
Projets : ma thèse, un livre sur une bataille, un livre sur une armée, un livre sur un personnage, dans cet ordre j’espère, même si je ne suis pas sûr de tout pouvoir faire ! Mais l’intention est là.
Loisirs : écrire, lire, nager, voyager et rire…

Ses livres

  • Histoire militaire suisse, Gollion, Infolio, coll. illico, 2006
  • Face à la guerre : l’armée et le peuple suisses, 1914-18/1939-45, avec Jean-Jacques Langendorf, Gollion, Infolio, 2007
  • La bataille de Morat, 1476 – l’indépendance des cantons suisses, Paris, Economica, 2009
  • Le Général Guisan et l’esprit de résistance, avec Jean-Jacques Langendorf, Bière, Cabedita, 2010

* Cf. J.-J. Langendorf, Ch. Bühlmann, A. Vuitel, Le feu et la plume. Hommage à Daniel Reichel, Bière, Cabedita, collection C.H.P.M. Voir aussi notre chronique parue dans LVS magazine n°1.