Nostalgie des gardes-frontière

le sergent dans la neigeCommençons par la destruction d’un mythe avec mon ascension cet été, en automobile et au prix de deux tickets de péage, du col du Brenner, dans le sens Innsbruck (A)-Bolzano (I). J’avais gardé le souvenir de mes lectures de jeunesse, Saint-Loup, Les Nostalgiques (1), les deux tomes de l’Histoire de l’armée allemande de Jacques Benoist-Méchin (2), celui aussi d’une randonnée des Oiseaux Migrateurs normands dont le chef à l’époque m’avait montré les photos. Short et rucksack, couteau à la ceinture et chaussettes roulées sur leurs rangers : nos modernes Wandervögel avaient fière allure au sommet du mont Habicht. L’équipée secrète d’une poignée de Waffen SS français, sa position stratégique à 1372 mètres d’altitude, qui fait de cet étroit défilé tyrolien « le » point de passage entre mondes germanique et latin (on l’oublie mais en 1934, Mussolini y massa des troupes pour venir en aide à son ami le chancelier autrichien Dollfuss, au cas où) m’avaient convaincu du caractère « européiste » du lieu. Ma stupeur en apercevant, au sortir du virage, là où j’imaginais voir une ancienne porte fortifiée, un supermarché duty free ! Station essence, boutiques de mode, restauration rapide composent désormais le paysage « naturel » de ce couloir rocheux hier si âprement disputé des Alpes. Bien sûr, je ne m’attendais pas à revivre les émotions d’un Chateaubriand, d’un Stendhal traversant le Val d’Aoste dans les soutes de l‘armée d’Italie. Tout de même, quel prosaïsme. On a le rêve européen que l’on mérite, je suppose.

Lui dut emprunter le col du Brenner plus souvent qu’à son tour. Natif de la province dialectophone de Vicenza, l’écrivain vénétien Mario Rigoni Stern (1921-2008) s’était fait l’interprète du drame intime de ces peuples montagnards, ni tout à fait italiens ni tout à fait allemands, condamnés par les vicissitudes de l’Histoire à toujours prendre parti malgré eux. Pour ce que j’en ai lu, l’œuvre de Rigoni Stern – le mot ici n’est pas usurpé –  s’abreuve à deux sources personnelles d’inspiration : la guerre, ses épreuves comme ses instants de grâce, et la douceur de vivre au pays. Écrit à chaud, son livre Il Sergente nella neve, le premier et peut-être le plus réédité de tous (3), évoquait les combats retardateurs menés par les Alpini sur la boucle du Don durant le terrible hiver 43. À choisir, je vous invite encore à la découvrir à travers la courte mais tout aussi poignante Histoire de Tönle (4), ou le refus obstiné d‘un berger du Trentin d’abandonner ses hauts plateaux, transformés en ligne de front par l‘entrée en guerre de l’Italie en 1915.

histoire de tönleJe pense à Rigoni Stern maintenant parce qu’en préparant cet article « alpestre », dans lequel j’avais d’abord envisagé de m’attarder sur la mémoire d’Andreas Hofer, illustre Tyrolien s’il en fut, et l’offensive de Caporetto où se signala le jeune Rommel en 1917, j‘ai remis la main sur la très intelligente et sensible nécrologie parue à l’annonce de sa mort dans L’Ami Hebdo. Une feuille locale, le fait est assez rare pour être mentionné. Signé Charles Haegen, je souscris entièrement au propos du billet, d’orientation folciste : « On enrage de ne rien savoir des Cimbres et des autres peuples dits barbares (5) qui ont pourtant contribué à la formation de l’Europe. Et l’on en vient à s’interroger sur l’indifférence des Européens à leur être propre. »

À ma connaissance, la Principauté du Liechtenstein ne peut s’enorgueillir d’être la patrie d’aucun écrivain, sauf peut-être de ceux, ressortissants de toutes les nationalités, dont ses banques gèrent les comptes. Un temps fut évoquée la possibilité que Michel Houellebecq… Comme la visite du Heeresgeschichtliches Museum de Vienne me l‘apprendra dans quelques jours (à côté, les collections du Musée de l’Armée aux Invalides paraissent bien pauvres), c’est plus dans l’art souverain de la guerre que les fils de la noblesse brillèrent par ici. Il est vrai que si nous plantons un compas sur Salzbourg, avec un écartement jusqu’à Bratislava, soit une distance approximative de 400 kilomètres, nous obtenons sur la carte un cercle contenant les champs de bataille de Kahlenberg, Sadowa/Königgrätz, Rossbach, Austerlitz, Iéna, Auerstaedt, Morgarten, la Montagne Blanche où les forces catholiques, au premier rang desquelles le prince Karl Ier du Liechtenstein, vainquirent les protestants aux environs de l’actuelle Prague, en l’an de grâce 1620. On est loin de la carte postale colorisée du dernier soldat de la Principauté, vestige du XIXe siècle napoléonien décédé en 1939 (et en service !) à l’âge de quatre-vingt quinze ans – avec les timbres à l’effigie de Hans Adam II et les douceurs au chocolat un classique des boutiques de souvenirs de Vaduz. Je regarde ce vieillard à la barbe fournie, garde-à-vous sous le casque en cuivre, son antique fusil à silex collé à la jambe droite, et je me demande vers où le portait plutôt son cœur, la Confédération helvétique, aux mœurs si démocratiques, ou la double couronne d’Autriche-Hongrie ?

Survivance du Saint Empire romain germanique, le Liechtenstein, 160 km² de vignobles nichés dans un repli des Alpes (6), ne doit sa longévité historique qu’au bon vouloir de ses voisins. Tout Rhin qu’il se nomme, ce n’est pas le maigre cours d’eau rocailleux lui servant de frontière avec la Suisse qui me contredira. J’y réfléchissais, ma voiture à l’arrêt devant la borne en pierre taillée marquant la limite méridionale de la Principauté, quand j’avisai dans la falaise en surplomb des cavités singulièrement dessinées. Quiconque s’est promené sur la ligne Maginot aura de suite reconnu, creusées à flanc de montagne, les fenêtres de tir d’une casemate d‘artillerie. Il faut savoir que, neutralité ou pas, 21.000 ouvrages bétonnés parmi les plus divers couvrent de leurs batteries les riants paysages helvétiques – en langage poliorcétique, les principaux axes de communication. Même si la majorité d’entre eux sont désaffectés aujourd’hui, évolution de la doctrine stratégique oblige, ces blockhaus, érigés suivant les plans du général Guisan, l’architecte du Réduit national (7), témoignent par leur présence massive des efforts consentis de 1939 à 1945 pour sanctuariser le territoire. Rien d’étonnant à ce qu’après l’Anschluss, le Liechtenstein ait été placé sous le feu « protecteur » des canons suisses, si l’on considère sa position éminente au-dessus de la vallée de Sargans.

face à la guerre« Rufst Du Mein Vaterland, Sieh uns mit Herz und Hand All dir geweiht ! / Patrie, à ton appel, À ton cri solennel Tout Suisse accourt ». Je renvoie les lecteurs que cela intéresserait au livre de référence écrit par Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit (8), deux spécialistes de la question, Face à la guerre. L’armée et le peuple suisses 1914-1918/1939-1945. À ce jour la synthèse la plus complète, de surcroît richement illustrée.

Une dernière pensée adressée au soldat en fonte du Musée des chartes fédérales de Schwyz – dont la carte postale va rejoindre celle du vitrail du major Davel achetée à la cathédrale de Lausanne – au moment de franchir la douane vide : peuple batailleur en vérité que ces paysans-piquiers suisses, de toutes les guerres du Moyen-Âge et de la Renaissance, en formation carrée à Marignan et à Pavie, offrant dès le XVe siècle leurs hallebardes aux rois de Naples et d’Autriche, de Brandebourg et de Piémont-Sardaigne, qu’on retrouvera même dans les deux camps adverses, français et hollandais, à la bataille de Malplaquet en 1709 (9). Quand vous serez à Lucerne, passez donc voir, à deux pas du Panorama Bourbaki, le lion monumental sculpté à la mémoire des cent Gardes suisses massacrés par les Parisiens au palais des Tuileries, le 10 août 1792. Le conseil communal de Payerne, sa ville natale, peut bien avoir relégué son buste à la périphérie, le général d’Empire Antoine-Henri Jomini (1779-1869), auteur du Précis de l’art de la guerre et du Traité de grande Tactique, n’en reste pas moins le maître à penser incontesté des stratèges américains de la guerre de Sécession à la deuxième guerre du Golfe, l’équivalent de Clausewitz pour l’Académie militaire de West Point (10).

jomini précisRouges – Israël – ou verts – le Japon -, ronds ou rectangulaires, les tampons des douanes sont un peu les ex-libris de nos passeports, ils agissent sur nos imaginaires comme ces autocollants touristiques sur les vieilles malles de voyage. Confesserai-je, entre mille autres nostalgies, mon regret des frontières d’antan ? Sans la bienheureuse suspicion d’un agent polonais alerté par ma plaque d’immatriculation, je n’aurais conservé aucune trace de mon passage dans la région des Sudètes. Antan c’était avant 1985 et la suppression des contrôles à l’intérieur de ce qui s’appelait alors la Communauté économique européenne.  Retirez de la collection complète des Aventures de Tintin les albums où les frontières participent de l’intrigue et faites le calcul ! Je ne suis pas certain d’ailleurs que le héros de Hergé aurait aimé ce nouveau siècle où tout bon reporter se doit de posséder son ordinateur portable, l’Internet sur son téléphone mobile et le GPS intégré. Le livre qui rendra justice aux gardes-frontière n‘a pas encore été écrit…

L. Schang

Post-scriptum : un mot pour finir sur ces autocollants que j’ai vues placardés à Krems et à Salzbourg, réclamant le retour du Sud-Tyrol, cédé à l’Italie en 1919, à la République d’Autriche. J’avais déjà remarqué la place accordée à Andreas Hofer, l’insurgé tyrolien fusillé par l’occupant français en 1810, au Heeresgeschichtliches Museum de Vienne et au Deutsches historisches Museum de Berlin. Anecdote ? Anachronisme ? Sauf qu’en 2009  les deux tiers de la population vivant dans le Trentino Alto Adige/Südtirol se déclaraient germanophones (source www.eurominority.eu) et qu’aux dernières élections provinciales, le Südtiroler Volkspartei, le parti autonomiste majoritaire, a obtenu 48% des voix. J’ajoute qu’il aura fallu attendre 1992 et l’intervention des Nations unies pour entrevoir un début de réconciliation austro-italienne.


(1) Presses de la Cité. Dans son élégante livrée noire, la version de poche est encore la plus facile à dénicher en bouquinerie.

(2) Robert Laffont, collection « Bouquins ». À elle seule, la dernière partie du tome I vaudrait d’être tirée à part, pour l’édification des masses.

(3) En français Le Sergent dans la neige, pas celle des Alpes mais de la Moscovie. Disponible chez 10/18.

(4) Verdier poche. La plupart des titres traduits en français de Mario Rigoni Stern (En attendant l’aube, La dernière partie de cartes, Le Livre des animaux) figurent au catalogue des éditions La Fosse aux Ours. Beau papier, belles couvertures.

(5) Ladins, Walsers, Mochènes, Ossolans…

(6) À comparer aux 2723 km² de l’agglomération parisienne.

 (7) Qui inspira aux Allemands, mais trop tard, l’Alpenfestung bavarois.

(8) Déjà auteur, chez le même éditeur, d’une remarquable étude sur le sujet : Histoire militaire suisse (Infolio, collection Illico). Du premier, on lira également avec profit Le Général Guisan et le peuple suisse aux Éditions Cabédita et, pour une approche plus politique, La Suisse dans les tempêtes du XXe siècle, chez Georg Éditeur. Souvent ignoré en France, le dynamisme des éditeurs suisses mérite d’être salué.

(9) Cf. l’excellent Batailles d’Hervé Drévillon, aux Éditions du Seuil. Une réhabilitation de l’histoire bataille menée tambour battant.

(10) Autrement fascinant apparaît, en regard de la vie du fondateur de la Croix-rouge Henri Dunant, le destin de son exact contemporain, le jurassien Josef Koetschet, tour à tour engagé volontaire dans l’armée ottomane, médecin personnel du général Omer Pacha et négociateur avec l’Autriche-Hongrie en 1878 des accords de cession de la Bosnie-Herzégovine, au nom du gouvernement de Sarajevo. Cf. David « Ali le Kurde » Auberson, « Josef Koetschet (1830-1898) : Un Suisse dans l’Empire ottoman », in Actes SJE, Delémont 2008.