La lettre de la jungle de Pierre Benoit

À quoi tient la rencontre avec un livre ? Un titre, une couverture. Une odeur, parfois…

À quoi tient la rencontre avec un livre ? Un titre, une couverture. Une odeur, parfois...Août 1914. Sur la piste qui mène de Nimbé à Libreville, Gabon français, le lieutenant de la Ferté prend connaissance de l’ordre de mobilisation générale. Toutes les compagnies doivent rebrousser chemin. Nimbé, poste avancé sur l’un des affluents gauches de l’Ogooué, est à quinze jours de marche nord-est de Libreville. Très bien. Comme ça au moins, il n’y sera pas avant le 20 du mois. Car c’est peu dire si la guerre qui s’annonce ne l’emballe pas. Un manque d’enthousiasme très perceptible, qui irrite autant ses supérieurs hiérarchiques que son camarade de promo à « Cyr », le lieutenant Soubeyran. Le pauvre, s’il apprenait qu’en plus, la Ferté couche avec sa femme. Lui sait qu’il a raison, mais comment le faire comprendre aux autres ? On nage dans l’impréparation la plus totale. Rien, aucun plan n’a été prévu pour attaquer ou recevoir les boches stationnés au Cameroun voisin. Les boches, voilà par exemple un mot qu’il ne prononce jamais. Les Allemands sont disposés à se battre, oui, mais en Europe, pas en Afrique. La Ferté soutient qu’ils disent vrai, que des colonialistes conséquents ne se battent pas entre eux comme des chiffonniers s’ils veulent conserver le respect des populations indigènes. Chacun chez soi : les Français au Gabon, les Anglais en Sierra Leone, les Belges au Congo, les Allemands au Cameroun. Il y va de l’hégémonie de la race blanche. Evidemment, de tels propos ne sont pas du dernier chic militaire au cercle des officiers de Libreville.

Au cours d’une fusillade, un officier des Schutztruppen est tué. L’homme avait sur lui une lettre de son supérieur immédiat, l’Oberleutnant Angel von Wernert. Véritable profession de foi du guerrier, sa lecture transperce le lieutenant français. Regret de cette époque chevaleresque, où tout honnête homme se devait d’écrire et parler couramment français.Le plan d’urgence arrêté par l’état-major est simple, c’est le même que celui appliqué à Charleroi : l’offensive à outrance des forces coalisées vers Douala, Cameroun. En Belgique, les nids de mitrailleuses faucheront net la ruée des Français. Ici, c’est la forêt équatoriale, avec son réseau de montagnes, de marécages, sa moiteur, qui va s’en charger. Un dernier baiser à sa maîtresse. Germaine Soubeyran n’est pas une « dame en A » – chez Pierre Benoit, la marque des femmes fatales depuis Antinéa la reine des touaregs, l’héroïne de L’Atlantide, en 1920. La Ferté s’en ira donc l’esprit léger. Le régiment se met en marche, direction la Guinée espagnole. A l’avant de la 4ème compagnie, la Ferté part au contact de l’ennemi. Des pages qui valent bien celles de La Voie royale par leur intensité. Au cours d’une fusillade, un officier des Schutztruppen est tué. L’homme avait sur lui une lettre de son supérieur immédiat, l’Oberleutnant Angel von Wernert. Véritable profession de foi du guerrier, sa lecture transperce le lieutenant français. Regret de cette époque chevaleresque, où tout honnête homme se devait d’écrire et parler couramment français. A compter de ce jour, il n’aura qu’un souhait, croiser la route de ce von Wernert. Mais bientôt, à force de s’enfoncer dans la jungle, la Ferté se retrouve piégé en territoire ennemi, sans possibilité de repli. Le brillant stratagème du quartier général, l’encerclement et la jonction avec les troupes anglaises descendues du Nigeria, a capoté. Comme si cela ne suffisait pas, voilà que les tribus des montagnes se mettent en tête de lui couper la sienne, de tête. Et ce qui devait arriver arriva. L’officier prussien est un garçon plus sensible qu’on ne croit. Concluant une trêve pour se débarrasser de ces sauvages indélicats, le Français va tomber sous le charme de l’Allemand (au prénom en A, lui…) et vice versa. Une amitié virile se noue, que renforce encore l’esprit de caste partagé par les deux aristocrates.

C’est l’hécatombe dans la colonne, décimée plus sûrement par les éléments que par  les combats. La Ferté note son impression étrange de revivre l’Anabase. Dans un coup de théâtre génial, von Wernert est fait prisonnier. Et que croyez-vous que le lieutenant fasse ?Malheureusement, la trêve ne dure qu’un temps, et la traque de reprendre. C’est l’hécatombe dans la colonne, décimée plus sûrement par les éléments que par  les combats. La Ferté note son impression étrange de revivre l’Anabase. Dans un coup de théâtre génial, von Wernert est fait prisonnier. Et que croyez-vous que le lieutenant fasse ? Il offre à son homologue d’étudier ensemble les cartes pour se tirer de ce guêpier ! Au grand dam de ses sous-officiers, simples soldats sortis du rang à l’ancienneté, qui n’en reviennent pas. Un comble à l’heure des règlements de compte entre nationalismes, la compagnie fait un détour à travers la jungle pour déposer von Wernert à Luc-Velez, dernier poste frontière de la Guinée espagnole, pays neutre. Où la fiction rejoint la vérité historique : définitivement délogé du Cameroun en février 1916, le restant des troupes coloniales allemandes se réfugiera sur l’île espagnole de Fernando Póo, aujourd’hui Bioko en Guinée Equatoriale.

Subtilité de Pierre Benoit, ancien combattant de 14-18 qui, en 1934, écrit une histoire d’amitié virile glorifiant la paix des braves avec, en prime, une pincée d’ironie sur la mission civilisatrice de la France. Tout ce à quoi Pierre Benoit nous a habitués au fil de ses romans est contenu dans Monsieur de la Ferté. Pourquoi Monsieur de la Ferté ? Aucun rapport avec Mademoiselle de la Ferté, roman de 1923. C’est la formule de politesse qu’emploie Angel von Wernert quand il s’adresse à son vis-à-vis. Ainsi le veut la tradition prussienne.

Les œuvres complètes de Pierre Benoit (quarante-quatre volumes) sont disponibles en Bouquins Laffont et chez Albin Michel.

L. Schang

Pierre Benoit, Monsieur de la Ferté, Paris, Le Livre de Poche, 1966, n° 947 (première édition Albin Michel, 1934).

Elefantorder

Légendes des illustrations

  • L’Elefantenorden, l’Ordre de l’Eléphant, insigne de poitrine institué en 1921 et remis à tous les Allemands ayant servi dans les colonies avant et pendant la Première Guerre mondiale. Attribué jusqu’en 1945. Au-dessus de l’éléphant, on peut lire l’inscription “Südsee*Afrika*Kiautschou”.